Quelle est la place des hommes dans la littérature lesbienne ?
Dernièrement, une critique lancée il y a plusieurs années m’est revenue en mémoire. Une de celles que vous balancez avant de créer une maison d’édition F/F. Sinon, ce n’est pas drôle. Après avoir lu un roman de Radclyffe, Sax & Jude, que j’avais adoré, j’avais publié sur Univers-L.com :
« Je veux bien que l’on soit dans un roman homo mais je peux vous assurer qu’il n’y a pas autant de lesbiennes au mètre carré à l’hôpital ! Promis juré. »
Une lectrice stupide de 24 ans nommée Isabelle B. Price…
Des fois, on devrait vraiment se taire. La première personne qui relève que cet avis date de 14 ans perd un bon point !
Oui, donc pour en revenir à cette chronique, je me plaignais de trop de lesbiennes à l’hôpital. Et sous-jacente était la critique d’un trop grand nombre de LGBT et de femmes. Les deux m’avaient surpris. En effet, un seul homme est présent dans toute l’histoire, un infirmier.
Et j’ai eu une illumination subite. Reines de Cœur fait exactement la même chose ! Analyse et plongée dans les profondeurs des personnages secondaires. Avec la magnifique question : Où sont les hommes ? (Vous gagnez un bon point si vous venez de le faire sur l’air de la chanson de Patrick Juvet). Et surtout, quelle est la place des hommes dans la littérature lesbienne ?
Le constat de la surreprésentation des femmes dans nos romans
Quand vous lisez un roman F/F, il y a de fortes chances que les héroïnes aient un boulot. Les lesbiennes travaillent. Normal, il faut bien gagner sa vie. Après, ce qui est intéressant, c’est la sur-représentation des femmes dans les milieux professionnels où évoluent nos héroïnes.
Alors, nous sommes d’accord, certains milieux professionnels sont plus féminisés que d’autres. Mais il y a aussi des réalités de terrain divergentes. Par exemple : En 2016, les femmes représentaient 78% des effectifs de la fonction publique hospitalière.[1] Donc, il est normal de les surreprésenter dans les fictions. Pourtant, dans les services à haute technicité type réanimation, urgences, bloc opératoire, elles sont beaucoup moins. Seulement 36,9% de doctoresses en anesthésie-réanimation et 30,4% en chirurgie.[2] De là à penser qu’il y a trop de femmes dans les histoires de Radclyffe ou de Marie Parson, il n’y a qu’un pas.
Et c’est là où l’analyse des romans publiée par R2C s’est avérée particulièrement intéressante. Déjà dans les professions mentionnées ensuite dans la population féminine mentionnée.
Petit état des lieux des métiers exercés par les héroïnes de nos romans
Sécurité (police, armée) :
Charlie dans Murmures du Passé de Lena Clarke, Alexandra et Laura dans Sentence de Patricia Nandes, Claudia dans Les Suivantes d’Artémis de Gabrielle Hautemer, Sierra dans Par-delà les Mondes de Lena Clarke, Sara dans l’Héritage du Pouvoir d’Isabelle B. Price & Edwine Morin, Emma dans Faux-Semblants de Lena Clarke, Laure dans Sacrifices de Johanna David
Santé (sur humains ou animaux) :
Megan dans Cible de Véronique Bréger, Arleen dans Seconde Nature de Lena Clarke, Fiona dans The Wrong McElroy de KL Hughes, Avery dans Pas à Pas de Lena Clarke, Iris dans Nuits Blanches d’Ophélie Hervet, Clémence dans Où se Cachent les Abeilles d’Aurélie Spiaggia, Eloïse dans Quand Tombent les Masques de Clémence Albérie, Camille dans Aimer n’est pas Jouer de Fanny Mertz
Divertissement/Art (danse, cinéma, dessin…) :
Lizzie dans The Wrong McElroy de KL Hughes, Olivia et Nina dans Chrysalide de Lena Clarke, Emilia dans Pas à Pas de Lena Clarke, Vivian et Alyssa dans A la Croisée des Chemins d’Eija Jimenez, Lyra dans Anveshan de Sylvie Géroux, Gabrielle dans Quand Tombent les Masques de Clémence Albérie, Alexia & Jennifer dans Seconde Chance de Marie Parson, Camille dans Aimer n’est pas Jouer de Fanny Mertz, Andréa dans 6h22 Place 108 de Clémence Albérie
Communication/Journalisme :
Dee et Austen dans Sous une Etoile Filante de Jae, Christine et Nicole dans Girls’ Flavour d’Axelle Law, Franka dans Les Suivantes d’Artémis de Gabrielle Hautemer, Nathanaëlle dans Sacrifices de Johanna David, Lou dans La Brise du Désir de Sylvie Géroux
Nouvelles Technologies :
Ashley dans Nouveau Départ de Marie Parson, Savannah dans Murmures du Passé de Lena Clarke, Annette dans Les Suivantes d’Artémis de Gabrielle Hautemer, June dans Escorte-Moi de Lena Clarke
Enseignement/Recherche :
Camille et Anna dans Quand Camille Rencontre Oli d’Alice Turner, Julianne dans l’Héritage du Pouvoir d’Isabelle B. Price & Edwine Morin, Samantha dans New Heaven de Lena Clarke
Cheffes d’entreprises :
Katherine dans Nouveau Départ de Marie Parson, June et Sasha dans Escorte-Moi de Lena Clarke, Elena dans Popcorn Love de KL Hughes
Mécanique :
Aurore dans Nuits Blanches d’Ophélie Hervet, Penny dans Anveshan de Sylvie Géroux
Un grand bravo à Véronique Bréger qui nous a proposé une tueuse à gages dans Cible et à Sylvie Géroux une sportive de haut niveau dans La Brise du Désir. Elles ne rentraient pas dans les cases !
Des professions attirantes qui vendent du rêve
Il est intéressant de noter que les catégories professionnelles sont peu diversifiées. On ne s’y attendait pas du tout. La sécurité et la santé font recette, comme dans beaucoup de romans. Par contre, il est amusant de noter la sur-représentation des artistes. Quand on sait la difficulté et la persévérance dont il faut faire preuve pour dégager des revenus réguliers, c’est à soulever.
Ensuite, nous avons adoré la présence des femmes dans des secteurs comme les nouvelles technologies. Ou mieux, en cheffes d’entreprise. Des exemples motivant qui nous donnent envie d’écrire un autre article sur le sujet un de ces jours.
Où rencontrent-on les hommes dans nos histoires ?
Lorsque l’on est une femme, les hommes se croisent principalement dans 3 cercles :
- professionnel,
- amical,
- familial.
Il faut le reconnaître, ce qui m’a attiré en premier, c’est la place des hommes dans la littérature lesbienne, mais du point de vue professionnel. En résumé, au boulot.
Dans ces différents secteurs d’activité, pourtant variés, ils ne sont pas nombreux. Ils le sont bien moins qu’on ne l’imagine. Honnêtement, on a même parfois l’impression qu’ils ont été volontairement gommés. Mais pourquoi ?
Nous n’avons pas de réelle réponse et nous n’avons pas interrogé toutes les autrices. Est-ce un moyen de se débarrasser des questions de rivalité entre collègues, de mansplaining, de compétition au travail ? Peut-être. Et qu’est-ce que cela aurait de mal ?
Une place secondaire de manière plus générale
Au delà de la représentation au travail, les hommes ne sont que des personnages secondaires. Oui, dans de la romance F/F, c’est plutôt rassurant.
Mais surtout, ils sont au maximum un par roman. Pas plus. Ou alors l’autrice a inventé une fratrie et on a quelques frères qui passent par là de temps en temps. Comme KL Hughes dans The Wrong McElroy. Mais clairement, un seul homme est vraiment secondaire.
Et le plus captivant reste que dans plusieurs romans, il n’y a pas d’homme du tout. Ou alors nous allons les considérer comme des figurants.
Nombre de Livres | Nombre de femmes | Nombre d’hommes | Nombre de pères | Nombre d’enfants | Nombre de collègue/ami | Méchant | |
Sécurité | 7 | 8 | 4 | 0 | 0 | 3 | 1 |
Santé | 8 | 8 | 4 | 0 | 0 | 3 | 1 |
Divertissement/Art | 9 | 12 | 3 | 0 | 2 | 1 | 0 |
Communication/Journalisme | 5 | 7 | 1 | 0 | 0 | 0 | 1 |
Nouvelles Technologies | 4 | 4 | 2 | 1 | 1 | 0 | 0 |
Enseignement/Recherche | 3 | 4 | 3 | 0 | 1 | 2 | 0 |
Cheffes d’entreprise | 3 | 4 | 3 | 1 | 2 | 0 | 0 |
Mécanique | 2 | 0 | 2 | 0 | 0 | 2 | 0 |
Voici un petit tableau récapitulatif de manière globale. Il en manque, notamment des femmes, leurs professions ne rentraient pas dans les cases. Mais le constat est sans appel. Où sont les hommes ? Pas là, en tout cas.
Il est réellement intéressant de relever cette tendance des autrices à prendre le contrepied de la société patriarchale dans laquelle nous vivons. Les hommes sont absents ou peu nombreux. Ils sont principalement des membres de la famille ou des collègues. Voir si l’on peut, des méchants.
Une manière pour les femmes de se réapprorier l’espace littéraire ? On peut le penser.
Quels rôles pour les hommes ?
Ils sont finalement assez clichés et c’est très drôle à observer et à relever. Nous avons réussi à les classer en quatre catégorie.
L’enfant
Parce que l’homoparentalité existe. Plusieurs des jeunes femmes sont mamans et ont eu des garçons. Donc on a des petits hommes élevés au milieu de femmes. C’est sympa, c’est mignon et surtout, c’est le signe d’une nouvelle génération à venir.
L’ami, le frère, le meilleur pote
Le rôle du personnage secondaire est clairement de servir le rôle principal. Une manière de mettre en avant l’héroïne. Comme au cinéma, c’est la différence entre le César pour le rôle principal et le second rôle.
Dans cette catégorie, on trouve donc l’ami, le frère, le confident. C’est l’homme gentil, compréhensif, attentionné et à l’écoute. Ce n’est pas pour rien que nos héroïnes l’ont fait rentrer dans leur vie. Et ce n’est pas pour rien qu’il supporte toutes leurs peines de coeur. L’allié envers et contre tout.
Dans nos romans il est souvent assez fade parce qu’il a un côté parfait de meilleur pote bien sous tout rapport.
Le collègue
Deux possibilités dans ce cas précis. Soit l’héroïne s’entend bien avec lui. C’est du coup, le gentil et le confident. Il se rapproche donc de la catégorie du dessus. Soit l’héroïne ne le supporte pas. C’est le collègue chiant ou le supérieur insupportable. Il n’a aucune qualité parce que quitte à le détester, autant que ce soit pour une bonne raison !
Mais comme j’ai essayé de le regarder plus haut, les collègues masculins sont souvent des alliés. Pas des rivaux. Comme si les difficultés réelles rencontrées dans le milieu professionnel devaient être gommées. J’avoue, je ne m’y attendais pas.
Le père (de substitution ou non)
Il y a des papas dans nos romans F/F. Plusieurs. Ils servent de guide, de confidents. Ils aident leurs filles à se relever quand elles se blessent ou qu’elles souffrent. Bref, ils sont à l’écoute, se révèlent d’excellents confidents.
Mais le lien du sang n’est pas le seul à prévaloir. Il y a aussi les pères de substitutions qui peuvent jouer le rôle de mentor.
Le méchant/gros connard
Ce peut-être le collègue ou le supérieur dont nous avons parlé au dessus. On le déteste, comme l’héroïne qui ne peut pas le voir en peinture. Ou alors, vous êtes dans un roman policier et c’est le grand méchant. L’homme à abattre ou à emprisonner. Quoi c’est cliché ? Ca va, hein. Ce n’est pas notre faute si pour le moment, tous les méchants sont des hommes. On ne l’a pas fait exprès !
En conclusion la place des hommes dans la littérature lesbienne est surprenante… mais plaisante
Nous nous en doutions, mais nous en avons la preuve. Les hommes sont sous-représentés dans les livres F/F que nous publions.
Loin de retranscrire la société patriarcale dans laquelle nous vivons, les autrices imaginent un monde différent. Un monde où les hommes sont secondaires et laissent leur place aux femmes. Un monde où les femmes vivent la vie à laquelle elles aspirent.
Et clairement, on ne s’attendait pas à ne retrouver aucune attaque sexiste dans nos livres de la part des hommes.
Le plafond de verre et les discriminations auraient donc tendance à être ignorées volontairement ? Et est-ce parce qu’elles sont trop présentes ou qu’on refuse de les voir ?
Du coup, est-ce la conséquence du pouvoir de la romance lesbienne ? Cette mise de côté des hommes est-elle la conséquence ou le reflet d’un féminisme qui tait son nom dans nos romans ?
[1] https://www.vie-publique.fr/en-bref/271629-fonction-publique-forte-feminisation-sauf-dans-les-emplois-de-direction
[2] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4277748?sommaire=4318291