3 décembre 2024 (Cécile Desingues)

Reines de Noel jour 3 Cecile Desingues

Leçon du jour : Ne jamais contrarier les lutins de Noël

— Reine ! Je suis là ! lança Christy en tambourinant à la porte du chalet.

Cela faisait déjà 20 secondes qu’elle patientait sous le porche : c’était bien suffisant.

— J’arrive ! cria une voix fluette de l’intérieur.

— Dépêche-toi, rétorqua Christy. Un père Noël se doit d’être toujours à l’heure !

La porte s’ouvrit, dévoilant le visage de Reine, à moitié caché par une chapka.

— Une mère Noël, précisa cette dernière.

— Hein ?

— Je suis une mère Noël. Pas un père Noël.

Christy ferma les yeux et inspira un grand coup. Zen. Surtout, rester zen. Son rôle consistait à apprendre les bases du métier à cette gamine afin qu’elle soit un minimum prête pour Noël. Dès janvier, celle-ci aurait disparu des radars. Alors, elle devait garder son calme, sourire et faire illusion.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? s’étonna Reine.

Christy réalisa qu’un rictus déformait son visage. Elle secoua la tête et se redressa.

— Pour rien. Je n’ai pas l’habitude de sourire.

— C’est dommage. Tu sais ce qu’on dit : le sourire est le reflet de l’âme.

— Alors, la mienne doit être complètement nécrosée.

Maintenant que Reine était sortie du chalet, Christy remarqua qu’elle portait un immense manteau en peau retournée qui lui tombait jusqu’aux chevilles. Elle semblait incapable de se mouvoir, engoncée sous une multitude de couches de vêtements. Son écharpe – ou plutôt son plaid, vu sa taille – lui mangeait le visage jusqu’au nez, ne laissant apparaître qu’une bande de peau avant que la chapka ne prenne le relais. En comparaison, Christy avait enfilé ce matin un sweat gris, une veste en cuir et des bottes montantes. Elle détestait se sentir bloquée dans ses mouvements : quand on était Commandante en cheffe des lutins, on devait pouvoir réagir en toute occasion.

Afin de montrer sa bonne volonté, Christy se retint de tout commentaire et se contenta de désigner à Reine le chemin qui menait, au loin, jusqu’à un grand entrepôt en bois.

— Pour ta première journée en tant qu’apprentie père Noël – pardon, mère Noël –, je vais te présenter mon équipe de lutins.

— Oh, super ! s’extasia Reine. Je n’ai pas eu l’occasion de beaucoup échanger avec eux jusqu’à présent.

— Je préfère te prévenir : ils sont moins commodes que ce que tu imagines. Gagner leur confiance ne sera pas facile. Or, c’est une étape essentielle de ta formation : les lutins sont ceux qui récupèrent les lettres envoyées par les enfants du monde entier. Ensuite, ils fabriquent les jouets avant que le père Noël ne les distribue. Regarde, nous y sommes !

Devant elles, l’entrepôt en bois clair se dressait de toute sa hauteur. Construit sur quatre étages, il dépassait les bâtiments environnants. Pourtant, sa couleur lui permettait de se fondre dans le paysage. Dans le jardin d’un blanc immaculé, une troupe de lutins s’activait déjà, des caisses dans les bras. Reine manqua d’en écraser un, qui lui arrivait à la taille et dont seul le bonnet vert émergeait de la neige.

— Hey ! Faites attention où vous mettez les pieds ! lança celui-ci.

— Pardon, pardon ! s’excusa la jeune femme en rougissant.

Celle-ci reprit sa marche d’un pas plus délicat pendant que Christy retenait un rire moqueur.

— Que font-ils ? demanda Reine, curieuse.

— Ils collectent le courrier pour qu’une deuxième équipe puisse prioriser les requêtes les plus urgentes.

— Le père Noël ne lit pas lui-même les lettres des enfants ?

— Comment le voudrais-tu ? Nous en recevons près de cinq cents millions par an. Ce sont les lutins qui trient et organisent la production. Chaque semaine de décembre se tient un Comité des cadeaux, durant lequel nous tranchons ensemble les cas les plus litigieux : demandes excessives, veto des parents sur un jouet… C’est là ton seul rôle dans la conception des cadeaux. Tout le reste relève de MON autorité. Cela fait plus de 450 ans que je gère cette équipe, alors tu n’as aucun intérêt à t’en mêler.

Reine hocha la tête d’un air convaincu qui rassura un peu Christy. Les deux femmes avancèrent sur l’allée dans le but de rejoindre le grand entrepôt. Autour d’elles, les lutins observaient la nouvelle arrivante d’un œil curieux, mais sans l’interpeller. Christy était agréablement surprise : pour une fois, ils semblaient décidés à faire preuve d’un peu de mesure.

Reine ouvrit la porte principale et pénétra dans une salle noire. Tiens, on avait éteint les lumières !

— Aaaaaaaah !

Le cri de l’apprentie mère Noël vrilla les oreilles de Christy. Elle n’eut pas le temps de réagir que le bâtiment s’éclaira d’un coup. Reine gisait à ses pieds, enroulée dans une centaine de rubans pailletés. Trois lutines s’activaient autour d’elles et lui collaient des nœuds rouges sur le visage.

— Grelot ! Pompon ! Biscuit ! s’époumona Christy.

Les trois petits êtres s’enfuirent en riant tandis que Reine se défaisait de ses liens. À peine s’était-elle relevée qu’un « crac » retentit du plafond.

Christy leva les yeux et retint un cri d’horreur : une immense bûche au chocolat dégringola du toit, puis chuta sur Reine, la recouvrant de mousse brune. Des lutins émergèrent de toute part, hilares. Christy se tourna vers Reine, épouvantée. Celle-ci était figée dans ses habits maculés de crème. Lentement, elle déboutonna son manteau et le fit glisser au sol. Elle retira sa chapka et son écharpe, qu’elle lança sur le côté.

Puis elle se plia en deux, secouée par un fou rire qui envahit l’entrepôt.

— Je… n’ai… jamais vu ça ! lâcha-t-elle entre deux éclats. C’est… trop drôle ! Beaucoup… trop drôle !

Son rire contamina les lutins. Certains se roulaient par terre, d’autres paraissaient s’étouffer de joie. Seule Christy restait droite, atterrée.

— SILENCE ! hurla-t-elle.

Les rires s’arrêtèrent d’un coup. Chacun la fixa, un air de peur dans le regard, Reine incluse.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? continua la Commandante, rouge de colère. Vous croyez qu’on est là pour s’amuser ? Répondez-moi : est-ce qu’on est là pour s’amuser ?

— Non… murmurèrent les lutins en chœur.

— Notre rôle consiste à préparer Noël : récupérer les lettres, les classer, fabriquer les jouets, les emballer, et enfin les mettre à la disposition du père Noël. Avec tout votre bazar, on vient de perdre une journée de production, alors que nous en avons déjà trois de retard. C’est quoi, votre but ? Que les enfants soient en pleurs le 25 décembre ? Si vous y tenez, je vous emmène moi-même leur expliquer que, s’ils n’ont rien sous le sapin, c’est parce que vous avez préféré vous amuser !

— Tu es dure, Christy, rétorqua Reine.

— Hein ?

Christy n’en crut pas ses oreilles. Qu’est-ce que cette intruse venait de dire ?

— Tu es dure, répéta Reine. Certes, les lutins sont là pour travailler. Mais ils ont aussi le droit de se détendre.

— En te recouvrant de bûche ? souligna Christy.

— Eh bien oui ! En me recouvrant de bûche si cela leur fait plaisir. Noël a lieu d’abord grâce à eux. Pas grâce à moi ni à toi.

Un cri de surprise parcourut la foule.

— Elle a raison, renchérit Grelot, une minuscule lutine aux cheveux roux. Vous nous devez beaucoup.

— Tout à fait, confirma Reine.

— On mérite de meilleures conditions de travail.

— J’en suis persuadée !

— Une augmentation de salaire, une pause toutes les deux heures.

— Heu…

— Des recrutements massifs de lutins.

— Je ne sais pas si…

— Plus de temps pour préparer Noël, continua Grelot. Oui, c’est ça : repoussez-le au 25 janvier !

Des applaudissements retentirent. Certains lutins commencèrent à danser.

— On en a marre de travailler tous les jours, sans repos ! lança Grelot, interpellant la foule. Nous voulons du personnel, des pauses et des bonbons à volonté. Et pour que cela se mette en place, je ne vois qu’une solution : repousser Noël.

— Repoussons Noël ! Repoussons Noël ! hurlèrent les lutins en chœur.

Christy sentit la panique l’envahir. Tandis que les petits êtres poursuivaient leur chant, elle eut l’impression de perdre l’usage de ses membres. Désespérée, elle se tourna vers Reine, mais son regard d’horreur lui confirma qu’elle ne rêvait pas.

Noël venait officiellement d’être annulé.

***

Prostrée à son bureau, Christy sortit lentement son visage de ses mains. Par la fenêtre, elle aperçut les lutins en pleine réalisation d’une pyramide dans le jardin. Ils auraient dû se trouver à leurs postes de travail, lancés dans la fabrication des premiers jouets. Au lieu de cela, ils s’amusaient. Quelle perte de temps !

Christy, elle, ne se reposait jamais. À 732 ans, elle n’avait aucune véritable amie ni la moindre amoureuse. Elle avait consacré sa vie à Noël, et pour la première fois de l’histoire, celui-ci courait un grave danger. Si seulement on ne lui avait pas foutu entre les pattes cette satanée Reine ! Dès le début, elle s’était doutée que c’était une mauvaise idée, mais elle avait voulu faire preuve de tolérance et lui donner sa chance. Quelle erreur !

— Tout va bien ? lui demanda Reine à travers la cloison.

Christy n’avait pas la moindre envie de lui parler. Elle posa les mains sur ses oreilles et tenta de l’ignorer.

— Tu sais, je t’entends respirer.

Christy se leva d’un bond et ouvrit la porte d’un grand coup.

— Mais qu’est-ce que tu cherches, à la fin ? Gâcher Noël, et par la même occasion, ma vie, ne t’a pas suffi ?

— Je voulais juste… te réconforter…

Devant elle, Reine se tordait les mains, les joues rouge pivoine. Ses longs cheveux blancs tombaient en rideau autour de son visage clair. Pour la première fois, Christy remarqua que ses yeux étaient noirs comme une nuit sans étoiles. Elle aurait dû ne rien y lire. Pourtant, elle y devinait une sincère tristesse.

Christy sentit son cœur se serrer.

— Ce n’est pas ta faute, lâcha-t-elle en s’affalant sur le canapé.

Reine s’assit à ses côtés sans rien dire. Elle la regarda, lui faisant signe de parler. Christy ressentait un irrésistible besoin de se confier : cela faisait des années qu’elle n’avait pas eu une conversation honnête avec quelqu’un.

— Ces derniers Noëls, j’ai senti que l’équipe était plus fatiguée, avoua-t-elle. Certains travaillent ici depuis des centaines d’années ! Mais céder à leurs revendications est impossible. Le planning est déjà très serré pour que tout soit prêt le 25 décembre. Si j’augmente leurs pauses ou que je forme de nouveaux lutins, je ne vais pas m’en sortir…

— Tu leur en as parlé ? demanda Reine.

Christy haussa les épaules.

— Pour quoi faire ? Ils ne comprendraient pas.

— Tu en es sûre ?

Non, Christy n’en était pas sûre. Mais c’était comme cela que se gérait l’équipe depuis toujours !

— On pourrait essayer autre chose, proposa Reine. Leur laisser plus de liberté, leur… faire confiance.

Un frisson parcourut Christy.

— Les lutins ne sont pas dignes de confiance. Ils sont espiègles, gaffeurs et imprévisibles. Ils ont besoin de moi pour les guider.

— Et si c’était toi qui avais besoin de les contrôler ?

Christy resta bouche bée. Reine se leva et l’attrapa par la main pour la tirer hors du bureau. Christy la suivit, peu à peu consciente de la paume chaude contre la sienne. Depuis combien de temps n’avait-elle pas goûté à un contact physique aussi agréable ? Elle tenta de l’ignorer et se concentra sur la jeune femme qui la traînait jusqu’au jardin. Une fois arrivée, Reine la lâcha enfin et réunit les lutins autour d’elles.

— Je dois vous annoncer quelque chose ! déclara Reine.

Christy la regarda, ébahie. Quelle gaffe allait-elle encore commettre ?

— Vous, lutins, constituez des maillons essentiels de la chaîne de Noël. Sans vous, il n’y a pas de lettres au père Noël, pas de cadeaux. Vous travaillez dur, du 1er au 24 décembre, sans ménager votre peine. Malheureusement, jusqu’à présent, votre rôle n’a pas été reconnu à sa juste valeur.

Au premier rang, Grelot hocha la tête, les bras croisés.

— Tout à fait, confirma celle-ci. Les noëliens et les elfes nous mettent de côté dès qu’ils doivent opérer des choix importants.

— Et ce n’est pas normal, ajouta Reine. Pour cette raison, je vais abandonner mon siège au Comité des cadeaux.

Un murmure s’éleva de la foule. Grelot elle-même ouvrit de grands yeux.

— Vous avez bien entendu : le père Noël ne participera plus au Comité des cadeaux. Je ne suis pas experte sur ce sujet. Vous l’êtes. Aussi, ce sont désormais des lutins, élus par leurs pairs, qui prendront les décisions difficiles, en lien avec Christy.

Cette dernière s’apprêtait à rétorquer quelque chose, mais Reine l’arrêta d’un mouvement de la main.

— Le Comité des cadeaux se tiendra dès janvier afin d’anticiper au maximum le mois de décembre. Vous pourrez y remonter vos revendications et participer à toutes les délibérations. Pour cette année, c’est trop tard : nous allons devoir nous serrer les coudes et déployer tous les efforts possibles afin de sauver Noël. Alors, vous êtes avec moi ?

Le regard de Christy parcourut les visages surpris des lutins. Ils s’observèrent et s’interrogèrent en silence, jusqu’à ce qu’enfin, Grelot prenne la parole.

— C’est d’accord.

— Parfait ! lança Reine, un grand sourire aux lèvres. Et maintenant : au boulot !

Christy n’en crut pas ses oreilles. Elle resta au milieu du jardin, les bras ballants, tandis que les lutins retournaient à leurs postes de travail.

— C’est insensé, lâcha-t-elle à l’intention de Reine. Tu as réussi à les convaincre !

— Tu sais, écouter les autres est parfois plus efficace que de leur donner des ordres.

— Ne deviens pas trop sûre de toi. Ce n’était que la première épreuve. Demain sera une journée hautement plus compliquée.

Christy se tourna vers le ciel, où un grand soleil brillait.

— Heureusement, il n’est même pas 14 heures. Tu as tout l’après-midi pour te reposer et te préparer tranquillement.

— Me reposer ? s’étonna Reine. Hors de question.

Elle attrapa deux caisses en bois vides qui traînaient dans le jardin et en tendit une à Christy.

— Tout le monde travaille d’arrache-pied, alors on va s’y mettre aussi : allons chercher le courrier du jour.

— Tu rigoles, j’espère ? s’alarma Christy. Je n’ai jamais réalisé ce genre de tâche.

— Comme quoi, il y a une première à tout ! lança Reine en avançant.

Le regard de Christy resta fixé sur la jeune femme, jusqu’à ce que celle-ci disparaisse à l’horizon.

Décidément, ce Noël n’allait vraiment pas être comme tous les autres !

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8 Commentaires sur “3 décembre 2024 (Cécile Desingues)

  1. Cyrille dit:

    Bravo pour ce chapitre ! Il est trop drôle ! Une histoire originale et surprenante qui fait écho au monde d’aujourd’hui tout en restant dans l’univers de Noël! Et quelques petits conseils profonds sur la vie! Très bien pour commencer la journée !

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