Traîneau et rodéo
Pain d’épices était l’un des premiers lutins debout à cette heure matinale. Lui n’avait pas eu le loisir de célébrer la victoire syndicale du jour précédent, car « il en fallait bien qui fassent tourner la baraque ». De plus, faire la fête, ce n’était vraiment plus de son âge. Senior parmi les seniors, il travaillait dans la boîte depuis aussi longtemps qu’il y avait des lutins consciencieux pour faire le boulot1.
Alors que d’autres étaient encore en train de décuver après leur orgie de liqueur de caramel au fond de leur lit, Pain d’Ép (comme le surnommaient affectueusement ses collègues, mais jamais en face de lui) était déjà en tenue de travail, sa tasse « C’est qui, le boss ? » de café fumant en main. D’un geste nonchalant, il alternait gorgées du liquide et mâchouillage d’un brin de sapin, son regard fixé sur son bloc-notes. Le bout de branche remplaçait sa bien-aimée pipe, depuis ce jour maudit où la délégation du personnel avait voté contre le tabagisme sur le lieu de travail. Un ramassis de conneries bien-pensantes, avait grogné l’aîné des lutins. Il avait fallu l’intervention de la brigade anti-incendie et le veto sacré du père Noël pour achever l’un des rares petits plaisirs de Pain d’Ép. Il avait bien grogné quelques semaines, avant de capituler. Le sapin, c’était peut-être pas plus mal. Et ça donnait meilleure haleine2.
Si notre lutin était matinal, c’était parce que la journée était particulière. Car Pain d’Ép, en plus d’être le plus âgé et le plus grognon des lutins, était aussi responsable de formation. Et aujourd’hui, le projet de sa dernière protégée allait être enfin lancé. En parlant du loup, cette dernière entrait justement dans la salle, ponctuelle, comme toujours.
Sneachta3 portait sa salopette en jean habituelle, dont les poches étaient remplies d’outils de travail, et ses lunettes goggles, derrière lesquelles s’échappaient des mèches folles de cheveux roux. Originaire d’Irlande, la farfadette faisait partie d’un programme d’échange convenu avec la communauté de son pays. À la suite de plusieurs années d’apprentissage en Laponie, sous la supervision de Pain d’Ép, elle terminait en apothéose avec le déploiement de son travail : « Opération faux traîneau ».
Après un salut énergique à son supérieur, la stagiaire fixa d’ailleurs avec fierté sa création.
Longtemps, le problème de l’entraînement de la conduite du traîneau s’était posé. La maîtrise de cet art dépendait de trop d’impératifs handicapants, comme la santé des rennes, la météo, l’amortissement du véhicule… Les pères Noël ne pouvaient ainsi pas s’exercer autant qu’il l’aurait fallu, ce qui créait toujours beaucoup de stress les derniers mois de l’année. Surtout pour les rennes, qui devaient endurer des séances beaucoup trop longues à leur goût et finissaient par les saboter en envoyant volontairement le traîneau dans un arbre afin de signifier leur mécontentement.
Jusqu’au jour où Sneachta avait proposé l’idée d’un simulateur de traîneau. Quelque chose sur quoi s’entraîner sans utiliser l’antique – et coûteux – engin et sans épuiser les braves animaux qui le tiraient. Tout ce qu’il fallait, c’était un vieux traîneau, un écran, un programme capable de reproduire les trajets par toutes les météos et un dispositif pour relier le tout. Cela avait été un travail de longue haleine, mais aujourd’hui, la farfadette avait confiance dans la phase « déploiement » de son projet.
Ne manquait plus qu’un détail : le testeur, ou plutôt la testeuse, en l’occurrence.
Pain d’Ép pestait contre l’absence de leur nouvelle et potentielle mère Noël, arguant que « la ponctualité est la qualité principale d’un père Noël, sinon autant distribuer les cadeaux à Pâques », lorsque la porte s’ouvrit sur une Reine légèrement en nage, haletant après ce qui semblait une longue course.
— Désolée, j’ai eu beaucoup de peine à trouver la salle multimédia et…
— Oui, bon, ne perdons pas plus de temps en blablateries. Hop, sur le traîneau, et que ça saute !
— Ne fais pas attention à son côté ours mal léché, la rassura Sneachta en lui indiquant l’échelle qui menait à l’engin. Il n’en a pas l’air, mais il a vraiment grand cœur !
L’aîné fit mine de ne pas avoir entendu, plongé dans son calepin pour commencer à prendre des notes. Voilà qu’il devait s’occuper de deux gamines aujourd’hui ! Il était vraiment temps qu’il prenne sa retraite. S’il avait assez confiance en la réussite de l’Irlandaise, il ne misait pas autant sur l’autre petiote…
Il nota : « L’apprentie s’entretient facilement avec la testeuse : un point de plus pour la communication. »
Une fois installée, la potentielle mère Noël observa la construction avec suspicion. En lieu et place de rennes pour guider le traîneau factice, l’engin était équipé d’animatroniques qui rappelaient vaguement la forme d’animaux. Un énorme écran, pour le moment encore éteint, lui faisait face.
— Tu viens de Californie, c’est ça ? lui demanda la stagiaire en terminant les derniers réglages. Alors, imagine que c’est comme une attraction à Disneyland ! Tu verras, c’est vraiment facile à maîtriser.
Reine n’avait pas l’air plus rassurée. Elle lança un regard vers l’aîné, toujours en train de remplir avec minutie son carnet d’observations, avant d’accepter de prendre les rênes. L’Irlandaise boucla la ceinture de sécurité pour la harnacher au traîneau et éviter tout accident malencontreux4. Elle sauta ensuite à terre pour retourner se placer derrière la console, près de son maître de stage, et lança la machine. L’écran s’alluma tandis que le traîneau montait dans les airs, un pied mécanique lui permettant de se mouvoir quasiment comme en conditions réelles. L’apprentie mère Noël agrippa encore plus fort les lanières et déglutit, sans toutefois se dégonfler.
— Prête ? Alors, c’est parti !
Sans même attendre de réponse, la farfadette enclencha le logiciel. Devant les yeux ébahis de la noëlfienne, un décor apparut à l’écran, semblable aux alentours de leur site en Laponie. Via des ventilateurs intégrés à la machine, elle sentait même le vent glacial typique de ces contrées, la mettant en condition pour bien débuter.
— Lancement du mode explicatif : activé ! cria Sneachta, qui ne pouvait pas s’empêcher de déborder d’enthousiasme malgré la situation d’évaluation.
Pain d’Ép griffonna : « L’apprentie démontre une aptitude certaine pour l’art théâtral, mais fait preuve d’énergie. Un point de plus pour la motivation. »
Les différentes explications de la maîtrise du véhicule apparurent sur l’écran, à la manière d’un jeu vidéo. Malgré le vent qui ébouriffait ses longs cheveux blancs, Reine tâcha de retenir les mouvements indiqués, notamment pour la première étape : le décollage.
Ce qui ne fut pas une mince affaire. Après avoir foncé contre des arbres, dérapé dans un lac, et même mis le feu à l’un des ateliers de fabrication de jouets, elle parvint enfin à faire s’envoler cet engin infernal. Lequel ne lui rendait pas la tâche facile, puisqu’il bougeait dans les airs comme si elle se trouvait sur le vrai traîneau, la possibilité de recommencer en cas d’échec en plus.
— Tu te débrouilles comme une pro ! l’encouragea la farfadette depuis sa console. On passe à l’étape suivante : le vol.
Pain d’Ép, toujours très concentré, continuait à prendre des notes : « Encourage la testeuse malgré le manque évident d’un quelconque talent de la part de cette dernière. Un point de plus pour l’optimisme. »
Si la noëlfienne pensait avoir réussi l’étape la plus difficile, elle déchanta rapidement. La maîtrise d’un traîneau, même d’entraînement, n’était pas de tout repos. Le poids de l’engin, en bois massif, et celui des nombreux cadeaux rendaient les manœuvres périlleuses, autant à la campagne qu’en ville. Les courses à l’écran se terminaient les unes après les autres de manière catastrophique. Reine réussit d’ailleurs à encastrer son attelage dans la tour Eiffel, malgré la taille imposante du monument, qui le rendait, a priori, assez évitable.
— Je n’y arriverai jamais ! se lamenta l’apprentie mère Noël en lâchant les rênes pour se prendre la tête entre les mains, dépitée et abattue. C’est déjà impossible de conduire ce traîneau infernal en simulation, alors comment le faire avec le vrai pour le 21 décembre ?
Sneachta échangea un regard avec Pain d’Ép. Ce dernier se contenta de lui adresser un signe de la tête et elle acquiesça. C’était son projet, son examen. À elle de prendre les choses en main5. Elle abandonna sa console pour ressortir l’échelle afin de se hisser à côté de la testeuse et de la réconforter.
— Bon, voyons, marmonna la farfadette en se concentrant. J’ai eu des cours de gestion de crise, mais cela impliquait en général l’explosion d’un traîneau, une attaque de goélands ou la transformation d’un renne en zombie6. Pas des problèmes de conduite…
Elle réfléchit quelques instants avant de finalement abandonner.
— Oublions la théorie ! Il faut que tu t’appropries le traîneau à ta manière, proposa-t-elle à Reine en sortant une sucette de sa poche pour la lui tendre. Comme une voiture ou une moto, finalement !
— Je doute que conduire dans les bouchons de Los Angeles m’aide en quoi que ce… commença la noëlfienne avant de s’interrompre et de redresser la tête, sucette en bouche, comme frappée par une idée. Mais oui ! J’ai survécu à l’I-57, bon sang ! Conduire ce traîneau est une promenade de santé à côté… quand on sait s’y prendre.
Elle remercia son alliée et lui signifia qu’elle était prête à reprendre l’entraînement. Rassurée, l’Irlandaise retourna derrière sa console et relança le programme. Voyant que la testeuse enlevait sa ceinture de sécurité pour se mettre debout dans le simulateur, elle arqua un sourcil, mais la laissa libre d’agir.
Pain d’Ép nota : « L’apprentie sait faire ressortir l’énergie du désespoir chez les cas les plus irrécupérables. Un point de plus. »
— On y va ! s’exclama Reine en faisant claquer les rênes, les genoux pliés pour se stabiliser sur l’engin.
Sneachta comprit rapidement en quoi c’était une bonne idée : dans cette position, la noëlfienne parvenait mieux à guider le traîneau grâce à son corps et en ressentait davantage les mouvements. Original, mais efficace. Désormais, elle parvenait à zigzaguer entre les obstacles avec aisance, visiblement habituée à faire de même sur la route.
Portée par l’enthousiasme vocal de la testeuse, la farfadette se mit à pousser des cris de victoire pour accompagner ceux de Reine alors que cette dernière passait les niveaux un à un sans la moindre difficulté.
Pain d’épices griffonna : « Parle le même langage tribal que sa testeuse. Un point de plus pour le plurilinguisme. »
— Je vois qu’on s’amuse bien, ici.
Le lutin se retourna et constata que Christy s’était postée à ses côtés. Elle était entrée sans se faire remarquer à cause de l’agitation sonore qui régnait dans la pièce. À un moment, Sneachta avait même lancé une playlist et les enceintes à côté de l’écran crachaient une musique rock endiablée pour accompagner Reine dans ses succès avec le simulateur.
— Les méthodes de notre stagiaire irlandaise sont peut-être… étonnantes, mais elles font des merveilles, Commandante ! commenta Pain d’Ép. On partait vraiment de loin. Et quand je dis « loin », je pensais à une distance en années-lumière… Pourtant, je crois que, vu les résultats, même si la forme est assez improbable, la petiote est prête pour le vrai traîneau.
Christy hocha la tête, pensive, les yeux rivés sur l’apprentie mère Noël. Pain d’Ép aurait même juré apercevoir un discret sourire sur les lèvres de sa supérieure, seulement c’était peut-être une illusion8.
La session toucha à sa fin et Reine descendit du simulateur, rapidement rejointe par la farfadette, qui lui sauta dans les bras pour la féliciter. La danse de la victoire tourna cependant court lorsque la noëlfienne remarqua la présence de la Commandante en cheffe des lutins. Elle se redressa bien vite en tentant de reprendre un air sérieux, trahie cependant par ses joues colorées après tant d’efforts et d’émotions.
— Des félicitations s’imposent, commenta alors Pain d’Ép en s’approchant. L’Irlandaise, tu as réussi ton examen avec les honneurs. Tu peux en être fière.
Un énorme sourire apparut sur les lèvres de Sneachta et elle sauta pour faire un high five à l’apprentie mère Noël avant de courir dans la pièce en enchaînant les cabrioles de manière à libérer le trop-plein d’énergie que cette nouvelle lui procurait.
— Toi aussi, petiote, continua le lutin en s’adressant à Reine. Continue sur cette voie. Qui sait, tu arriveras peut-être à réaliser l’impossible d’ici le 21…
— Et ce sera à moi d’en juger, intervint Christy avec sévérité. Avec le vrai traîneau et les rennes à gérer, tu n’es pas encore sortie de l’auberge, ne l’oublie pas.
— Passe quand tu veux t’entraîner ici en attendant, compléta Pain d’Ép avec un léger sourire encourageant. C’est fait pour.
— Merci infiniment, leur répondit la noëlfienne avec un soulagement évident. Je propose de payer la tournée pour célébrer la réussite de Sneachta ce soir. Elle l’a bien mérité !
Le sourire de Pain d’Ép s’agrandit. Un point de plus pour avoir gagné la sympathie des collègues.
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- Enfin, ça, c’était lui qui le disait. Personne n’avait jamais vérifié, et encore moins osé le contredire. ↩︎
- Toujours selon lui. Personne n’avait vérifié ses dires auprès de madame Pain d’épices. ↩︎
- « Neige » en gaélique. Ne demandez pas comment ça se prononce à Pain d’Ép, il n’a jamais réussi à le dire correctement et se contente de l’appeler « l’Irlandaise » pour ne pas la froisser et afin de se faire passer pour plus paternaliste qu’il ne l’est en réalité. ↩︎
- Quelques autres lutins stagiaires avaient peut-être fait les frais d’essais techniques avant que l’équipe de recherche et développement arrive à la conclusion que, oui, une ceinture de sécurité, ce n’était pas du luxe. ↩︎
- Et surtout, Pain d’Ép était vieux et avait le vertige. Impossible pour lui de grimper jusque là-haut pour s’occuper de la petiote en pleine crise existentielle, dans un simulateur de traîneau à plusieurs mètres du sol. Il n’était pas assez payé pour ça ! ↩︎
- On se préparait à toutes les éventualités pour Noël. Toutes. ↩︎
- La zone Southbound I-5 entre l’Euclid Avenue et l’Interstate 605 est considérée comme la pire de tous les États-Unis en matière de trafic. Les pendulaires la traversant y perdraient jusqu’à 89 heures de leur vie par an, selon la légende. ↩︎
- Et certainement pas ses oignons. ↩︎
Un super chapitre 😍 plus qu’à attendre la suite demain 😁
Encore un chapitre que j’ai beaucoup aimé et j’aime l’humour très présent dans celui-ci.
Et on continue de faire connaissance avec tout les personnages qui entourent le Père Noël enfin plutôt la Mère Noël
Pain d’épices en père grognon au grand coeur, j’adore ses réflexions !
Pour la Reine des rênes des rennes : Épreuve validée.
Ce chapitre 4 est absolument jubilatoire !!🤩🤩❤❤❤
Ça donne envie de tester ce simulateur de traineau 😁 avec un lutin grognon en commentateur et une farfadette joyeuse qui t’encourage 😊 un super chapitre !