Extrait du journal de Rouspétopoulos, lutin tricentenaire
10 décembre, 20 h 02
Ce soir est un soir très spécial. Christy, notre Commandante en cheffe, m’a chargé d’organiser l’une des épreuves de formation du nouveau père Noël. Ma mission : lui apprendre la furtivité. Une tâche facile, me direz-vous. Je suis le roi de l’ombre, le maître de la discrétion, le silence à l’état pur. Avec moi, c’est « ni vu ni connu, je t’embrouille ». Même les matous tapis dans les plus obscurs recoins des demeures ne me détectent pas. Je me glisse, je me faufile, je louvoie, je zigzague entre les jouets éparpillés dans les chaumines, j’évite les obstacles in extremis, j’esquive les pantoufles des bambins abandonnées sur les marches d’escalier, je bondis par-dessus les déambulateurs des grands-mères avec une dextérité sans pareille. Ce n’est pas pour rien que Christy m’a nommé Sergent de la brigade des Poseurs de cadeaux. J’assure un max. Normal, puisque je suis une créature de la nuit.
Sauf que, cette fois, j’aurais préféré qu’elle s’abstienne de me considérer comme le meilleur.
Parce que le nouveau père Noël en devenir est une femme. Oui, oui, vous avez bien lu : une femme, avec des seins et tout ! Sérieux. On aura tout vu ! Le père Noël ne peut pas être de sexe féminin ! Il lui faut une barbe, une grosse voix, un bon rire bien gras ! Pour qui se prend-elle, cette petite Reine, du haut de ses 75 ans, hein ? D’accord, je l’admets : elle en a dans le ciboulot. Ça turbine à mort, là-haut, dans les neurones. Sans compter qu’elle est plutôt jolie avec ses longs cheveux blancs, qui la font ressembler à un cône de glace à la noix de coco. Je crois même que notre Commandante en pince un peu pour elle, mais là n’est pas la question.
Reine est un peu trop enthousiaste à mon goût. C’est tout juste si elle ne va pas se mettre à chanter « Libérééééée… délivréééée ! » à tue-tête, les yeux rivés au ciel, sa chevelure de neige flottant au vent. Franchement, la modernité, ça me scie.
Oh, je vous entends d’ici : « Il faut vivre avec son temps, gnagnagna, et patin, couffin. » Oui, mais moi, je suis un kallikantzaros, s’il vous plaît. Enfin… à moitié, puisque ma mère est une lutine. Je suis une créature pur jus, 100 % « made in Grèce ». L’antépénultième père Noël est venu me débaucher parce que je suis le meilleur ; il a effectué lui-même le voyage jusqu’à Athènes. Il se fichait pas mal de savoir que mes ancêtres arboraient des défenses de sanglier, empestaient le vieux chameau et jouaient des mauvais tours à tire-larigot.
Vous n’avez jamais entendu parler de moi ? Logique, puisque je vis dans l’ombre. Mon maître-mot : la dis-cré-tion. La preuve : je n’ai même pas participé au Conseil de Noël du 8 décembre dernier, celui où Reine a été bombardée de questions pièges. Je suis resté terré dans ma tanière, bien au chaud sous l’humus, à discuter avec les lombrics. Car, croyez-moi, les amis, si j’avais été là, la jolie mignonne aurait terminé le bec dans l’eau. La sœur de la Commandante a bien essayé de la coincer avec son histoire de croisière qui rigole, ou je ne sais trop quoi. Moi, j’aurais visé plus haut. Plus sombre. Plus… kallikantzaros. Mais bon, les elfes n’ont pas la malveillance dans le sang – c’est génétique. Pas même Merry, avec son esprit retors et ses idées chafouines.
Sauf que, maintenant, Reine a une concurrente – et pas n’importe laquelle. En d’autres termes : ça ne va pas être de la tarte.
Je vous l’accorde : je suis plutôt gentil pour une créature de la nuit. Qu’importe ! Christy m’a confié une mission et, foi de Rouspétopoulos, je vais la mener à bien. La recrue va comprendre ce que signifient les mots « formation accélérée ».
Et quand j’en aurai fini avec elle, elle sera la Poseuse de cadeaux la plus talentueuse de toute l’histoire de la lutineté.
10 décembre, 22 h 00
Nuit de pleine lune sans nuages. Temps idéal pour notre mission. Reine se présente à l’heure, svelte silhouette gainée de noir. Je dois reconnaître qu’elle est charmante, avec son legging et son col roulé couleur bitume qui font ressortir ses cheveux blancs rassemblés en un chignon.
— Quelle est la tâche d’aujourd’hui, Rouspétopoulos ? s’enquiert-elle. Christy n’a rien voulu me révéler. Elle a juste soupiré qu’elle était un peu fatiguée et qu’elle passait la main pour ce soir.
— Déjà, de un, ce n’est pas une « tâche », mais une mission. Et de deux, pour toi, c’est « Sergent Rouspétopoulos », ma p’tite.
La recrue me scrute avec ses yeux de biche. Désopilante de naïveté. Je lâche tout à trac :
— Opération livraison de cadeaux dans les logis minés.
Elle me dévisage comme s’il venait de me pousser une truffe de renne sur le nez. J’explique :
— En clair, tu vas devoir placer des paquets au pied d’un sapin, dans une maison où règne un désordre indescriptible. Qu’est-ce que tu crois ? Que tous les enfants du monde ont une mère qui s’appelle Bree Van de Kamp ?
— N… Non, balbutie la recrue.
— Bien. Alors, voilà le topo : tu entres par la cheminée – ça, tu sais faire –, tu traverses la salle à manger, tu déposes les cadeaux sous l’arbre de Noël et tu ressors. Seulement, dans cette chaumine, le rangement est en option. J’ai simulé une famille de cinq enfants avec un chien, un lapin nain et un cobaye péruvien. Plus un grand-père cacochyme qui dort dans la chambre du rez-de-chaussée. Il y a de tout partout, alors il va falloir ruser et faire appel à ton imagination pour ne pas réveiller la maisonnée. Des questions ?
— Oui, répond Reine. Qu’est-ce que je fais si quelqu’un se réveille, justement ?
— Ça, ce n’est pas mon problème. Moi, je suis mandaté pour te former à la dis-cré-tion. Les imprévus du style « enfant qui veut faire pipi la nuit et qui tombe nez à nez avec le père Noël », c’est Christy qui gère. Tu vas devoir…
— La mère Noël, m’interrompt la recrue.
— Quoi ?
— La mère Noël. Navrée d’insister, mais je suis une femme, au cas où vous n’auriez pas remarqué.
Je me pince l’arête du nez. Ce qu’elle peut m’agacer, cette gamine ! Qu’ai-je fait pour mériter ça, nom d’une châtaigne carbonisée ?
— OK, continué-je. On va faire simple. Si quelqu’un se réveille, je mets un terme à la simulation et je te colle un zéro pointé. Compris ?
La jolie mignonne plisse les lèvres et opine du chef. D’une main ferme, elle saisit le sac rempli de jouets emballés dans du papier cadeau, le jette sur son épaule, grimpe sur le toit, puis elle plonge dans la cheminée.
10 décembre, 22 h 14
Je suis en planque sous un buisson de houx, les jumelles vissées aux yeux. La neige est douce sous mon ventre bedonnant. D’ici, j’ai une vue imprenable sur le logement de simulation. Je distingue nettement la silhouette de Reine évoluer au milieu du capharnaüm que la brigade des lutins a installé ce matin. Si je laissais parler mon côté guimauve, je féliciterais Grelot, Biscuit, Pompon et Pain d’épices pour leur indéfectible zèle : ils ont transformé cette fausse salle à manger en véritable champ de bataille.
Resserrant mon doigt boudiné autour de la molette des jumelles, j’effectue la mise au point. Les mains levées sur le côté à la manière d’une danseuse de ballet, Reine enjambe un jouet pour chien qui couine, contourne une table basse croulant sous les livres de contes et les magazines de chaussettes tricotées, esquive un tapis d’éveil pour bébé. Jusqu’ici, elle se débrouille plutôt pas mal. Une chance pour elle, parce que, si son pied venait à heurter le hochet en plastique qui se trouve sur ce tapis, celui-ci se mettrait à brailler Jingle Bells d’une voix carillonnante. Je ne sais pas qui invente ce genre de jouets, mais il n’a certainement jamais eu d’enfants.
10 décembre, 22 h 18
Voilà, je l’aurais parié : elle a marché sur le Playmobil pirate qui traîne par terre. Et comme elle a chaussé des souliers souples pour ne pas faire de bruit (un bon point pour elle, je le concède), le chapeau tricorne miniature s’est enfoncé dans sa plante de pied. Je la vois se mordre le poing pour ne pas hurler. Sa poitrine se lève et s’abaisse en rythme. Belle maîtrise du souffle. Très bon self-control. Une fois la douleur passée, Reine reprend sa progression. Le sac de cadeaux doit peser un peu, car elle oscille d’avant en arrière.
Soudain, je la vois poser son lourd fardeau, porter les mains à sa bouche et se ramasser sur elle-même. Au début, je ne comprends pas ce qui lui arrive, puis c’est le déclic : elle est passée devant la cage du cochon d’Inde. Or, Reine est allergique aux poils de rongeurs – c’est précisé sur sa fiche sanitaire. On pourrait croire que je l’ai fait exprès, par pure malignité – en fait, ce serait carrément mon genre –, mais non. Toujours est-il que la recrue a de la suite dans les idées : elle s’assied sur le sol, le dos collé au sac de cadeaux, puis, sans cesser de plaquer les mains sur sa bouche pour étouffer ses éternuements, elle pousse le sac en progressant sur les fesses.
Le danger est écarté. Plus que quelques mètres et la victoire sera sienne. Le sapin se dresse contre le mur du fond, majestueux dans sa parure de guirlandes lumineuses. L’objectif est clair : elle ne peut pas le rater.
10 décembre, 22 h 23
Au moment où Reine s’apprête à enjamber la cage du lapin nain coincée entre le buffet et le canapé, je sens un corps s’allonger près de moi. Je tourne la tête et manque de m’étrangler. Christy est étendue à plat ventre dans la neige, une longue-vue en bronze collée à son œil droit.
— Qu’est-ce que vous faites là ? chuinté-je. Je croyais que vous aviez pris un jour de congé !
— Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis venue voir comment Reine s’en sortait, réplique la Commandante.
Je sens mes cheveux hirsutes se hérisser sur ma nuque.
— Mais à quoi ça sert que je tienne un journal ?
— À me montrer un peu de respect, Sergent. Je vous rappelle que c’est moi qui commande ici.
Bigre ! Elle n’a pas l’air de plaisanter. Ses joues se sont empourprées ; sa voix s’est faite un peu rauque. Les mâchoires verrouillées, les muscles roulant sous sa peau, les doigts crispés autour de la longue-vue, elle respire par à-coups. Je jurerais qu’elle est troublée. Non. En fait, je jure qu’elle est troublée. Au présent, sans conditionnel.
10 décembre, 22 h 48
Reine a déjoué le dernier traquenard : la canne du grand-père appuyée contre le mur, près du sapin. Elle avait ouvert le sac et commencé à déposer les cadeaux un à un – le château magique de la Petite Sirène devant les pantoufles pointure 28, le ballon de foot connecté rechargeable sur port USB devant les baskets grises rayées de bleu, le poisson-lune qui chante Maman les p’tits bateaux devant les minuscules chaussons de laine – quand son pied a effleuré la canne en bois. Le bâton sculpté a raclé la paroi recouverte de papier peint. Vive comme l’éclair, Reine a tendu la jambe et a rattrapé la canne avec son cou-de-pied. On aurait dit Jackie Chan version féminine. La grande classe, pour être franc.
À côté de moi, Christy s’est raidie, puis son visage s’est fendu d’un large sourire.
— Elle assure, non ? a-t-elle commenté, les yeux pétillants.
— J’avoue, ai-je maugréé. J’ignore si elle fera une bonne mère Noël, mais, si un jour quelqu’un adapte Signé Cat’s Eyes au cinéma, cette petite Reine pourra jouer les acrobates de la nuit sans aucun problème.
— Oh, elle fera une fabuleuse mère Noël ! a rétorqué la Commandante en cheffe. Croyez-moi sur parole, Sergent.
Ce à quoi j’ai répondu :
— Alors, il va falloir faire en sorte que votre sœur ne lui coupe pas l’herbe sous le pied. Si vous avez besoin d’un lutin machiavélique, vous savez où me trouver.
Christy m’a décoché un regard impénétrable, puis elle a intimé :
— Rompez, Sergent. Et inutile de consigner notre dernier entretien dans votre journal. Motus et bouche cousue.
— À vos ordres, Commandante, ai-je répliqué, un sourire narquois aux lèvres.
Au top Reine comme d’habitude et Christy de plus en plus sous le charme
Un chapitre désopilant bourré de références. Reine chausse ses ballerines, et aussi discrète que Fantomette se joue de tous les obstacles disséminés ça et là.
El Greco et Christy en sont babas !
Alors, grande belle image pour Fabienne et 200 points dans la besace de Reine 🤩🤩🤩🥰🥰🥰