22 décembre 2024 (Marguerite Grimaud)

Marguerite Grimaud - Calendrier de Noel

Femmes des cavernes

Plusieurs chocs – des rocs, sans doute – résonnèrent dans l’obscurité, contre les parois et jusque dans les os de Reine. Ses larmes se métamorphosèrent en spasmes. Ton cœur lâche. Les images et les sensations des trois dernières semaines se carambolèrent : la chaleur californienne et l’accueil glacial du Conseil ; les funérailles de son père ; la douceur d’un chocolat préparé par sa mère, le croquant salé des sablés de Sneachta ; le choc sur ses fesses à la descente de la cheminée, la morsure d’un Playmobil sous son pied ; les crocs de la glace dans le lac, la brûlure du sauna sur sa peau ; les lèvres de Merry sur les siennes, les lèvres de Christy.

À cette pensée, elle se souvint qu’elle n’était pas seule. Elle cligna des yeux et aperçut la Commandante en cheffe des lutins accroupie devant elle. Elle se redressa. Comment pouvait-elle la voir ? Il aurait dû faire nuit noire. Je suis morte, en fait. Ça y est. Alors, c’est ça, la mort ?

Mais le contact d’une paume sur sa joue la fit tressauter. Elle était bien vivante.

— Qu’est-ce que… Tu es Christy ?

— Qui d’autre ?

Elle se sentit soulevée, sa tête bascula sur une épaule. Elle fut déposée sur quelque chose de doux.

— Tu es en hypothermie. Ça devient une habitude chez toi, entendit-elle. Je vais te déshabiller. Il faut mettre nos peaux en contact pour te réchauffer. Je n’ai pas d’autre choix.

— Mais…

— Écoute-moi ! On n’a pas le temps de tergiverser !

À mesure que ses vêtements disparaissaient, Reine se sentit à nouveau dériver dans les souvenirs : le roller à Venice, le patin à glace sur le lac ; les anges enneigés avec son père, le cocon de chaleur ; les bonbons farceurs pour les lutins, les caresses pour les rennes ; l’exclamation de Merry devant son tatouage, les yeux de Christy sur son tatouage.

Reine eut un regain de conscience quand elle sentit sa compagne d’infortune se lover contre elle, ramenant sur elles ce qui devait être son manteau. La chaleur dans son ventre fut immédiate. Sa peau fourmilla, son corps se désarticula dans de forts tremblements contenus par une étreinte. Elle croisa des yeux luisants… d’inquiétude, de désir, d’urgence ? Elle sombra.

***

Reine s’étira. Elle entrevit une lueur, un mouvement. Ses doigts effleurèrent une matière confortable. Elle était allongée dans une alcôve protégée par d’épaisses fourrures. Un courant d’air lui rappela qu’elle était nue. Elle s’emmitoufla dans les pans d’une couverture. Une couverture ? Une lanterne de camping éclairait un espace d’environ 200 mètres carrés, estima-t-elle. Un arrondi était hérissé d’un enchevêtrement de stalactites et de stalagmites.

— Comment te sens-tu ?

Elle reporta son attention sur Christy, qui s’approchait, un mug fumant à la main. Elle parvint à s’asseoir.

— Nous avons été secourues ?

— Malheureusement, non…

— Je n’y comprends rien ! Où sommes-nous, quelle heure est-il ?

— Dans une grotte, il est une heure du matin, nous sommes le 22 décembre. Tiens, c’est de la verveine-citronnelle. Il ne faut pas que tu te refroidisses à nouveau. J’ai mis tes vêtements à sécher devant le feu. Je te les apporte.

— Donc, nous sommes emmurées, et toi, tu parviens à trouver de la lumière, à allumer un feu, à faire de la tisane et à dégoter des couvertures, des peaux de bête…

— C’est du synthétique…

— Je nage en plein délire, c’est ça ?

Christy soupira et se releva. Reine suivit son ombre sur les parois. En se penchant, elle aperçut le foyer. La Commandante en cheffe des lutins lui tendit ses vêtements, puis lui tourna le dos, sans doute par pudeur. Elle haussa les épaules. Combien de fois Christy l’avait-elle vue à moitié nue ? Elle ignora son soutien-gorge. Ses articulations protestèrent quand elle enfila col roulé thermique et pull-over, se rallongea pour le pantalon, passa ses chaussettes. Elle accepta le mug et avala le breuvage à petites gorgées brûlantes mais bienvenues.

— Il faut manger aussi, l’incita l’elfe. C’est une barre de céréales aux airelles.

— Merci. Il y a une baignoire ou un Jacuzzi quelque part ? ironisa-t-elle. Parce que je prendrais bien un bain avec plein de mousse.

— Je n’ai pas ça en magasin.

— C’est quoi, cet endroit ?

— Je l’ai découvert il y a bien longtemps. J’y ai aménagé un refuge, lâcha Christy.

— Assieds-toi. Toi aussi, tu dois avaler quelque chose, ordonna Reine en divisant la confiserie en deux.

— Comment te sens-tu ? interrogea l’elfe en acceptant le morceau.

— Ça va, mais je crève de trouille. On a des chances de s’en sortir ?

— Écoute.

Dans le silence qui suivit, Reine décela des vibrations.

— Les recherches ont commencé. Ils sont loin de nous, ce qui veut sans doute dire que la chute des pierres a provoqué une avalanche. Bref, on est ensevelies sous des milliers de mètres cubes de terre, de neige et de glace, et personne ne connaît l’existence de cet endroit. Il va falloir être patientes et fortes.

— Me voilà rassurée, railla la noëlfienne.

— On a le temps de voir venir. Tu vois la malle là-bas ? Dedans, il y a 10,5 litres d’eau, 24 barres de céréales – enfin, 23, maintenant –, deux paquets de 125 grammes de shortbread et 500 grammes de fruits secs. Je vais en chercher, d’ailleurs, il faut qu’on prenne des calories.

— Fruits secs, c’est pas bien précis, ça, la taquina Reine, amusée par les premières informations chirurgicales de sa formatrice.

— Noix de cajou, noisettes, abricots, raisins, l’informa l’elfe en déchirant l’emballage. J’ai refait le plein il y a quelques jours. J’ai dû avoir un pressentiment…

Sa voix se cassa. Reine s’approcha d’elle.

— Tu as dormi ?

— Oui. Je me suis réveillée une demi-heure avant toi. J’ai vérifié s’il y avait du réseau, mais je savais déjà que non. C’est pour ça que je viens ici, pour être tranquille, de plus en plus souvent, d’ailleurs. C’est mon jardin secret.

Reine enfourna une poignée de fruits secs.

— Donc, personne ne sait… lâcha-t-elle entre deux mastications. C’est le pompon.

— Ton père était dans la confidence.

La révélation plana. Les flammes jetaient maintenant des ombres sur des stalactites qui semblaient chalouper comme des danseuses lascives.

— Nous allons donc nous éteindre dans cette grotte.

— Je t’ai connue plus positive, lâcha Christy.

— Je suis désolée de t’avoir fourrée dans ce pétrin, regretta Reine.

— Ce n’est pas toi, c’est une main criminelle. Ce n’est évidemment pas un accident.

— Qui pourrait faire un truc pareil ? Merry ? Franchement, ça m’étonnerait…

— Éliminer sa propre sœur ? C’est impossible. Elle m’en veut, mais pas à ce point. Je sais qui elle est, quand même !

— OK. Partons de l’hypothèse que ce n’est pas Merry. Alors qui ? Si ça se trouve, les gens qui nous recherchent sont ceux qui veulent nous assassiner…

— Ça serait pas du luxe, un brin d’optimisme, là ! s’irrita Christy. Tu pourrais y croire un peu.

— Dit celle qui ne misait pas une aiguille de sapin sur moi il n’y a pas si longtemps…

— C’est vrai. Désolée. Tu as été extraordinaire, tu as forcé mon admiration.

— Merci. Bon, voyons les points positifs. Tu as allumé le feu quand tu t’es réveillée, donc ça fait une heure ?

— Oui.

— Il ne faiblit pas, nous ne suffoquons pas, il y a donc de l’oxygène.

— Bien observé. J’avais repéré une fissure qui fait office de cheminée.

— Ils verront peut-être la fumée.

— Je ne pense pas. Elle sort à quelques kilomètres au nord.

— OK. Je suppose qu’il doit y avoir du bois.

— J’ai aussi rentré un stère quand j’ai refait le plein.

— On a de quoi subsister et on ne mourra pas de froid pendant quelques jours. On a de la marge.

— Je te préfère comme ça, glissa l’elfe.

Reine se tourna, faisant face à son ex-formatrice.

— Bon, en attendant, nous avons le temps de nous parler. Et surtout toi. Tu dois t’expliquer, m’expliquer.

Christy voulut se lever, mais les doigts de la noëlfienne s’entrelacèrent aux siens, empêchant toute retraite.

— Non, non, non, Commandante. C’est moi qui décide, là. Parle-moi. Quel fardeau est si difficile à porter que tu t’éloignes peu à peu des tiens, jusqu’à aller te cacher dans cette grotte ?

Elle avait voulu adopter un ton le plus doux possible. De l’index, elle releva le menton de Christy. Elle inspira d’empathie en trouvant ses iris teintés d’une insondable détresse. Ils se mouillèrent soudain.

— Je… balbutia-t-elle.

— C’est Merry, n’est-ce pas ?

— Je ne supporte pas de l’avoir abandonnée là-bas. J’aurais dû me battre contre cette loi inique. Je l’ai laissée tomber. Nous étions si proches. Je l’ai trahie.

Et Reine contempla l’impeccable Commandante au visage sévère se disloquer de chagrin. Elle l’accueillit dans ses bras. De longs et âpres sanglots résonnèrent dans la caverne.

***

Christy se redressa trop vivement, s’extirpa de l’étreinte, s’adossa contre une stalagmite et s’essuya les paupières. Elle entendit de l’eau que l’on verse, puis trouva Reine devant elle, un verre à la main. Elle se moucha. Le son pétarada dans l’espace confiné. La commandante surprit les yeux de la noëlfienne se plisser d’amusement.

— Tu penses que je suis ridicule de pleurnicher comme ça, chouina-t-elle.

— Pas du tout. Tu es très mignonne quand tu baisses la garde.

— N’importe quoi ! En plus, tu me détestes et tu es tombée sous le charme de Merry. Voilà, on va s’en sortir, et toi, tu iras sauver Noël avec ma sœur cool et les lutins. Moi, je n’aurai que la solitude pour compagne et je vivrai recluse dans cette grotte. Je finirai aigrie, sans personne. Mon cœur sera mort.

— Quelle drama queen !

— Ne te moque pas.

Elle chassa des larmes qui remontaient et sentit une pression sur son poignet.

— Mais, pour l’instant, tu n’es pas seule dans cette grotte. Ton cœur va très bien, il bat même la chamade. Et, pour information, je ne suis pas tombée sous le charme de Merry, mais sous le tien, espèce de cruche. Pour te le prouver, je vais t’embrasser, tu veux bien ?

Pour toute réponse, Christy se pencha et leurs lèvres, dans une onctuosité vorace, allumèrent un brasier sous la peau de l’elfe. Reine, qui ne l’avait pas lâchée, plaqua doucement leurs mains contre la paroi. Dans un gémissement, Christy entrouvrit la bouche. Leurs langues explorèrent leurs désirs, et la valse, entre claquements et bruissements, les emporta à un rythme effréné. Les mains furent libérées, enlacèrent les corps en une chorégraphie parfaite. Reine n’avait pas cillé, comme pour ne rien manquer de l’extase de l’elfe. Quand celle-ci sentit son sang s’épaissir en lave, elle se recula dans un souffle, cachant le feu de ses joues. Entre ses doigts, elle vit Reine chanceler, puis reprendre son équilibre. Elle ne l’avait pas lâchée du regard.

— Tu es un livre ouvert et j’adore l’histoire que je commence à lire, exprima celle-ci.

— Nous, les elfes, nous sommes… passionnés… une fois la glace brisée.

— Le brasier sous la glace, tu veux dire. Viens.

— Mais on risque d’être interrompues…

— Tu l’as dit toi-même, nous sommes ensevelies sous des monceaux de caillasses, nous avons le temps, asséna-t-elle en agrippant sa main. J’ai très envie de toi et ne me dis pas que ce n’est pas le cas pour toi.

Pour toute réponse, Christy happa sa bouche et la fournaise du baiser reprit dans l’urgence de ses gémissements.

— Continue de chanter comme ça et je te dévore, entendit-elle.

Le sang de Christy, devenu lave, se métamorphosa en éruption de désir. Ses vêtements valdinguèrent. Elle fut poussée sur le lit de fortune, entre ivresse et timidité.

— Il y a très longtemps que…

La noëlfienne la bâillonna de ses lèvres avant de reprendre son souffle.

— Alors, laisse-moi faire, laisse-toi faire, Commandante.

Christy ferma les yeux. De frôlements en caresses onctueuses, elle fut embarquée dans une odyssée voluptueuse. Dans la gourmandise de sa langue, l’agilité de ses mains, Reine prenait son temps. Elle semblait délicatement ouvrir les fragiles pages d’un livre. Même son souffle, ses murmures se muaient en caresses brûlantes.

Ses cheveux furent détachés, une main descendit vers ses cuisses. L’elfe souffla un « oui » frénétique à un : « Je peux ? » Des doigts entrèrent en elle. Elle se cambra, jappa sous la douce morsure autour d’un mamelon. Elle semblait se réveiller d’un long hiver. Combien de décennies vécues sans cette fusion des sens ? Elle ouvrit les paupières, happa un baiser. Plongée dans les iris sombres de son amante, elle savoura toutes les pulsations. Un tison explosa et, dans une étincelle d’éternité, l’elfe se figea avant d’être emportée par des coulées volcaniques.

Les crépitements du foyer rythmèrent ses longues respirations. Reine s’installa contre le flanc de l’elfe. Celle-ci voulut bouger, mais la noëlfienne la repoussa doucement.

— Pas tout de suite. Savourons.

— Je suis en train de tomber… laissa-t-elle échapper.

— De tomber ?

— De sommeil, se reprit Christy.

— Jolie menteuse.

***

Reine ouvrit les yeux et sourit en entendant un doux ronflement. Elle observa son amante assoupie. Ce visage apaisé lui allait bien. Sublimement bien, même, admira-t-elle. Malgré sa peur, leurs peurs, elles avaient laissé libre cours à leurs sentiments, et quelle tempête ! Elle s’étira dans la torpeur de son corps, écartant toute idée de panique. Elle avait fait l’amour à Christy, et tout avait été magique, parfait, ensorcelant.

Sortiraient-elles un jour de cette caverne ? Bien sûr que oui ! Tout le monde les cherchait. Reine imaginait bien les lutins échafaudant toutes les stratégies possibles, même les plus loufoques, pour les tirer de là.

— Pourquoi ce beau sourire ?

Christy la contemplait de ses yeux fiévreux. Leur lueur avait changé. Reine se rallongea.

— Je pense aux lutins, qui doivent se creuser les méninges pour nous sauver.

— Je les adore, s’attendrit l’elfe.

— Il faudrait le leur dire plus souvent, madame la Commandante.

— Ah oui ! Tu m’as assez reproché le manque de RH chez nous. Tu as fait des miracles avec eux. Parce que tu es miraculeuse.

— Je meurs de faim et de soif, éluda Reine en se levant. Shortbread, ça te va ?

— Ce que tu veux.

Elle trottina sur le sol glacial et fouilla dans la malle avant de revenir se réfugier sous les couvertures. Elle ouvrit une bouteille d’eau et la tendit à l’elfe, qui but longuement.

— Assoiffée ?

— Bien plus que ça.

Reine croqua dans un biscuit et mâcha en marmonnant de contentement. Elle en piocha un deuxième, puis un troisième.

— Affamée ?

— Bien plus que ça.

— Où en étions-nous ? interrogea Christy en se rapprochant d’elle.

— Avant que tu me dises que tu tombais ? la taquina la noëlfienne.

Christy reprit sa bouche, faisant frémir Reine de besoin. Celle-ci sentit une onde de chaleur imprégner son tatouage. Elle vit une paume se promener à un millimètre de sa peau. L’image et la sensation l’étourdirent. L’elfe emprisonna ses mains au-dessus de sa tête.

— À mon tour, ronronna-t-elle. Je vais adorer prendre mon temps avec toi.

— Pas nécessaire.

— Oh que si !

— Fais ce que tu veux avec moi.

— Te voilà raisonnable…

Les lèvres maintenant caressaient les flocons d’encre, puis un sein, l’autre, une veine palpitant dans le cou. La langue, puis les dents entrèrent dans la partie, goûtèrent le nombril, l’aine, le galbe d’une cuisse.

Combien de temps dura la douce torture ? Assez pour que la peau de Reine, centimètre par centimètre, soit mise à vif, l’incendie sur les parois de la grotte valsant avec le sien. Elle s’entendit gémir, supplier de désir, frémir, crier. Elle le savait, la cyprine ruisselait de son sexe bouillant. Cela lui fut confirmé par l’exclamation d’aise de l’elfe. Son clitoris paresseusement encerclé, elle souleva les hanches, offerte. Elle accueillit les doigts de Christy dans un cri aigu, sa langue dans un hurlement, les paumes sur ses fesses dans une expiration. Seconde après seconde, l’excitation des deux amantes résonna dans leur prison, les pulsations d’une main trouvant des échos dans son organisme entier. Qu’était-ce qu’un siècle contre cette seconde figée ? Reine s’arqua dans le fracas de son orgasme, des bras puissants cueillant l’orage de son plaisir.

***

Quand Christy se leva, le feu s’était éteint. Les ronronnements des machines de recherche semblaient toujours loin, mais leur écho s’avérait rassurant. La grotte luisit bientôt dans les couleurs mordorées du foyer réanimé et la température remonta. Elle accrocha la bouilloire au-dessus des flammes, puis retourna s’abriter sous les couvertures en frissonnant.

— Tu es sublimement belle, murmura Reine en posant de légers baisers dans son cou.

— C’est trop, mais merci.

— C’est moi qui décide ce que j’aime. Et j’adore tes cheveux quand ils sont détachés. Tu devrais les garder comme ça.

— Pas très raccord avec mon rôle de Commandante.

— Tu n’es pas obligée d’avoir des airs de bougie éteinte.

— Dis donc, toi !

Elle voulut chatouiller Reine, mais celle-ci se cacha sous les couvertures en riant. Le gargouillement de l’eau se fit entendre.

— Jolie métaphore, s’amusa la noëlfienne. L’eau qui atteint cent degrés en quelques secondes.

L’elfe l’embrassa sur la joue, se leva, jeta des feuilles de thé dans une théière, puis versa son contenu dans deux mugs, les tendit à son amante, se réinstalla au plus près d’elle. Elles sirotèrent leur boisson dans un silence confortable.

— C’était… incroyable, lâcha soudain Christy.

— Pas mieux. Crois-le ou non, je n’ai jamais fait ça… comme ça.

— Je te crois. Et pareil pour moi. En fait, on en mourrait d’envie toutes les deux.

— Enfin une parole sensée, Commandante !

— C’est malin !

Au loin, les travaux d’excavation se poursuivaient. Le son semblait plus proche. Nous avons encore du temps pour nous, se surprit à penser Christy.

— Je peux être indiscrète ? tenta Reine.

— Ah, ah, le moment de vérité sur les ex.

— Découverte ! Je peux commencer si tu veux.

— Merci.

Christy la regarda prendre une gorgée en rêvassant.

— J’ai eu pas mal d’aventures juste pour le fun. Tu te souviens ? Je t’ai raconté que j’avais passé une grande partie de ma vie entourée d’humaines.

— Je me souviens de tout…

— Trop mignonne, je te dis. Donc, je ne pouvais pas m’engager sans leur révéler que j’étais une noëlfienne. Alors, c’était quelques jours, quelques semaines, on était d’accord là-dessus avec mes amantes. J’ai vécu dix mois avec un couple, et ça, c’était torride, mais je suis partie avant de trop m’attacher à l’une d’elles, dont j’étais folle amoureuse. À elle, j’aurais pu tout confier. Tu vois, c’est ça, finalement, ma rupture la plus douloureuse. C’est ce que tu aurais vu lors de l’épreuve du souvenir. J’ai atrocement souffert de la séparation et j’ai eu du mal à m’en remettre. Cette épreuve, d’ailleurs, c’est cruel. Je suis d’accord avec Merry.

— Je le mesure maintenant, reconnut Christy.

Elle fut récompensée par un baiser. Les lèvres de Reine parfumées de bergamote étaient bouillantes.

— Et sinon, j’ai eu deux relations de deux ans et trois ans. Nous nous sommes quittées en bons termes. Il n’y avait pas suffisamment d’amour. De la passion, oui, mais de l’amour, pas vraiment. Voilà, tu sais tout.

— Je n’ai jamais su garder une compagne, confia Christy. Je suis trop… tout ce qu’il ne faut pas être dans une relation.

Elle ramena ses jambes contre elle.

— Distante, froide, solitaire, intransigeante…

— Elles n’avaient pas trouvé la porte de ton cœur.

— Mouais.

Les crépitements résonnèrent dans la grotte. Quelque part, une goutte ricocha sur le sol. Christy sentit une caresse sous son menton et rencontra les iris de Reine.

— Toi, tu as trouvé la porte de mon cœur, révéla celle-ci. Je suis tombée amoureuse de toi et je peux tout à fait m’accommoder de ta solitude, de ton intransigeance, de ta froideur et de ta distance. Parce qu’il y a tellement plus en dessous. Et pas juste le brasier qui vient d’enflammer mes sens.

Christy inspira profondément, plongeant dans l’immensité des yeux de Reine.

— Tu as trouvé la mienne. Je ne voulais pas dire que je tombais de sommeil tout à l’heure.

Elle comprit que la peau qui s’électrisait n’était pas la conséquence de l’air polaire du refuge, mais de son aveu. Et le torrent de lave, à nouveau, s’épaissit dans ses veines. Ses doigts frôlèrent les flocons de neige. Reine manqua de renverser le reste de son thé.

— Trop sensible ?

— Depuis le tatouage, cette zone est devenue érogène.

— Voyons voir ça, gronda l’elfe.

— À tes ordres.

***

Christy ouvrit les yeux et s’étira, sentant tous les endroits où son corps avait été embrassé, caressé, emporté. C’est ça, l’amour, aussi ? songea-t-elle en souriant. Elle n’eut pas le temps de philosopher sur la question et fronça les sourcils. Quelque chose manquait. Le ronronnement des moteurs s’était tu, remplacé par des coups réguliers, comprit-elle. Elle se redressa, à l’affût, avant de secouer gentiment l’épaule de Reine, qui se réveilla immédiatement.

— Que se passe-t-il ?

— Tu entends ?

— Quoi ?

— C’est du morse ! Ta-ta, pour M, ta-ti-ta-ta pour Y. C’était notre truc, à Merry et moi, avant ! Pour nous retrouver.

L’elfe bondit hors du confort des couvertures. Elle se saisit d’une bûche et frappa frénétiquement du côté d’où provenaient les coups étouffés. Reine reconnut un C et un Y. Christy.

L’elfe colla son oreille contre la paroi. Rien que du silence.

— Le bois, c’est trop léger, constata la noëlfienne. Il faut trouver quelque chose de plus costaud. Tu n’as pas un marteau dans ta malle à malices ?

— Non.

— Je vais chercher une grosse pierre.

Elle bondit et trébucha sur un morceau de stalactite. Ça fera l’affaire, se félicita-t-elle. Elle l’empoigna.

— C’est lourd, mais on va s’en servir comme d’un bélier. On le fait ensemble.

— Tu as toujours des solutions, admira Christy.

Avec des coups sourds, les deux femmes envoyèrent trois fois ta-ti-ta-ti et ta-ti-ta-ta, les lettres C et Y. Elles s’arrêtèrent, pantelantes. La grotte leur répondit M-Y, M-Y, M-Y.

— Ils nous ont retrouvées, exulta l’elfe.

Elles reprirent leur transmission. Deux derniers ta-ti-ta-ti et ta-ti-ta-ta, et elles lâchèrent la pierre. Reine explosa de rire.

— Quoi ? interrogea Christy.

— Regarde-nous ! On est toutes nues, dans une grotte, à taper sur un mur avec une massue. On est des femmes des cavernes !

L’elfe partit dans une immense hilarité. Reine caressa sa joue.

— J’adore la musique de ton rire.

La noëlfienne lui offrit un baiser langoureux. Elles virevoltèrent, indifférentes au fracas qui enflait. Christy coupa court à leur frénésie.

— On devrait se rhabiller.

— Bonne idée, pouffa son amante.

***

L’elfe, qui s’était exécutée en quelques secondes, utilisait maintenant la bûche pour guider les secours. Reine remettait ses chaussures quand elle sentit une présence sur son épaule gauche. Unicœur virevoltait sur son nuage de fumée.

— Ah, te voilà, toi ! fulmina la noëlfienne. On a failli attendre !

— J’avais à faire, rétorqua l’Esprit.

— Qu’est-ce qui est plus important que de nous sauver ? On aurait pu y passer !

— J’étais à un colloque super fondamental où j’ai été élu·e secrétaire générale des Paillettes magiques !

— Et nous, on était ensevelies !

— Oh, ça va, tout de suite les grands mots ! Je suis venu·e une fois pour voir si tout allait bien, et ça allait mieux que très bien, toutes les deux, sur vos peaux de bêtes.

— C’est du synthétique, soupira Reine.

— Bon, enfin, c’était Danse sur un volcan, et pas Éteins le volcan ! Tu n’as plus besoin de moi, c’est clair. Salut, merci pour la rigolade et de rien pour le quiz.

— OK, c’est bon ! Merci pour tout !

Unicœur avait déjà disparu. La noëlfienne croisa les sourcils froncés de Christy.

— Tu parles toute seule ou à un Esprit de Noël ? interrogea l’elfe.

— Une licorne fantasque qui soufflait à mon oreille parfois et qui m’a bien couru sur le haricot, aussi.

— Et donc, elle était là le 8 décembre, le jour du quiz surprise, comprit Christy. Ton comportement bizarre, comme si tu étais asticotée par un insecte… Mais oui, bien sûr !

— OK, OK, avoua Reine, j’ai eu un petit coup de pouce, mais…

Le reste de ses mots fut avalé par des cognements. Une petite cascade de pierrailles dégringola du côté de ce qui avait été l’entrée. Une main apparut, gigota dans l’air.

— Christy ! Christy ! Vous êtes là ? Dis-moi que vous êtes là ? hurla la voix de Merry.

Sa sœur se rua vers l’interstice.

— Nous sommes là !

La main semblait chercher le contact. La Commandante la saisit. Les doigts se refermèrent puissamment.

— Ne me fais plus jamais ça ! Je t’interdis de mourir !

Christy se tourna vers Reine, ébahie.

— Je dois laisser le passage, expliqua Merry. On est en train d’étayer une ouverture. Ça ne devrait plus être long.

— Comment vous nous avez retrouvées ?

— Quelqu’un nous a montré le chemin. Reculez-vous !

Elles obéirent. Des monceaux de terre envahirent l’espace, éteignant le feu. Une haute silhouette svelte aux biceps trempés par l’effort fit irruption dans les rais des lampes-torches.

— Papa ? expira la noëlfienne.

— Mon flocon de neige !

Christy la happa dans ses bras pour ralentir sa chute.

***

Merry semblait ne plus vouloir lâcher la main de sa sœur, qu’elle avait reprise sitôt Christy sortie d’une douche et d’une visite médicale express. Elles contemplaient Reine, engluée dans les bras de ses parents. Les lutins s’égaillaient autour de tables chargées de victuailles. Merry posa son menton sur l’épaule de sa jumelle, puis inspira profondément.

— J’ai cru te perdre, souffla-t-elle. Et le temps qui passait à ne pas vous trouver, ça m’a semblé des siècles. J’ai eu le temps de réfléchir, aussi. Et l’idée que tu ne sois plus là, c’était… atroce. Et puis tu me manques. Nous, ça me manque. Je n’aurais pas dû avoir besoin d’avoir peur à en vomir pour m’en rendre compte.

— Tu me pardonnes, alors ? murmura Christy.

— Et toi ? Parce que je t’en ai fait baver…

— Ce n’est pas une réponse.

— Christy, tu n’as pas écrit les lois !

— Mais j’aurais pu les combattre.

— Des textes sacrés et millénaires ? Tu ne peux pas changer le monde.

— Mais j’aurais dû essayer, pour toi. J’ai gâché ta vie, se désola la Commandante en cheffe des lutins.

— Tu veux bien arrêter avec ton côté « je suis toute-puissante » ? Tu as quand même un melon phénoménal !

— Et pas toi, peut-être ?

— Voilà qu’on recommence, s’amusa Merry en l’embrassant sur le front, un geste rituel, chez elles, quand elles étaient enfants. Allez, détends-toi !

— Je vais essayer, promit Christy en se réfugiant dans les bras de sa sœur.

— Et puis, tu sais, je m’amuse bien là-bas. C’est pas l’enfer non plus. Mais tu as raison, il faut en finir avec ces règles. Et si on faisait ça ensemble ?

— J’adorerais et on pourrait recommencer nos longues balades, aussi, à se parler de nos rêves, de… de…

— Toi, la grande Commandante en cheffe des lutins, sans voix et en pleurs ? s’attendrit la jumelle en voyant les larmes ruisseler sur les joues de sa sœur.

Elle lui ébouriffa les cheveux. Reine s’approcha avec une boîte de mouchoirs.

— Ça lui arrive, confirma-t-elle en la tendant à son amante.

— Alors, vous deux, c’est une affaire qui roule, s’enthousiasma Merry. Tant mieux.

— Le flirt, le baiser, c’était donc pour rendre ta jumelle jalouse ? Comment je dois le prendre ? grommela la noëlfienne, faussement fâchée.

— Bien, chère belle-sœur.

Merry lui offrit sa main ouverte.

— Je n’y suis pour rien dans ce complot, je te le promets, assura-t-elle.

— Je te crois, énonça Reine en répondant d’une poigne ferme.

— Et j’ai triché une fois, une seule. Une de trop. Avec la crème contre le froid. Et pour ton information, je me suis retirée de la course. Tu as gagné.

— Et moi, j’ai eu un coup de main d’Unicœur le 8 décembre.

— Cachottière !

— Unicœur, c’est la licorne fantasque, devina Christy. Vous êtes à égalité, alors.

— Je sais quand je suis battue, contredit Merry. Bravo, championne.

— Je n’aurai pas gagné tant que ce Noël ne sera pas sauvé. Et je n’aurai pas gagné tant que nous ne le sauverons pas ensemble.

— On pourrait faire ça toutes les trois, proposa Christy.

— Mais je suis une grinch…

— Tu as vu tous les déguisements, tous les goodies dans les boutiques ? Tu es la dernière folie de Noël. Tu vas être super tendance, assura sa sœur. Et que serait un Noël sans grinchs ? Et on pourrait demander à ton père, aussi, Reine. Il nous serait bien utile.

Celui-ci s’approcha, sculpté dans un pull marin.

— Merci, Commandante, je veux bien, tenta-t-il en se balançant sur ses pieds.

— Est-ce que tu le mérites ? bouda Reine. Tu aurais pu me prévenir !

— Quand je me suis réveillé, j’ai appris ce que les autorités suprêmes avaient décidé. C’est là que j’ai eu vent que mes fausses funérailles avaient été organisées. Je n’avais pas le droit de casser le morceau. Il fallait que nous déjouions ce complot. Il le faut toujours, d’ailleurs.

— Vous ne me faisiez pas confiance, riposta Reine.

Christy ne put s’empêcher de sourire en voyant ses joues s’enflammer.

Ma fougueuse noëlfienne, songea-t-elle aussitôt.

— Nous devions te protéger, mon petit flocon ! s’excusa son père. Nous ne savons pas à quelles forces du mal nous avons affaire.

— Ouais, ouais. Tu essaies de m’amadouer, et ça marche, consentit-elle. En tout cas, en trois semaines, tu t’es métamorphosé.

— J’abusais vraiment sur le fromage !

— Bon, assez parlé, commanda Reine. Tu viens avec nous. Christy a raison, on ne sera pas trop de quatre.

— Une dernière petite balade en traîneau avant la quille, youpi !

La noëlfienne retroussa ses manches.

— Bon, allons sauver Noël.

— Oui, Cheffe ! s’exclamèrent Christy et Merry en chœur.

Lutins, elfes, rennes, toutes les créatures de Rovaniemi exultèrent dans les douze coups de minuit.

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6 Commentaires sur “22 décembre 2024 (Marguerite Grimaud)

  1. Cortin Cecile dit:

    Qu’est-ce qu’il fait chaud dans cette grotte refuge ! Chorale et balai amoureux synchronisés à la perfection !
    Retrouvailles, réconciliation et résolutions.
    Prix osmose pour nos 4 héros. Pour Marguerite, en toute logique, la grotte de la Chambre d’amour 🤩🤩🤩🤩🥰🥰🥰

  2. isbo974 dit:

    Merci à l’ensemble des autrices pour ce moment d’évasion et la maison d’édition pour cette belle aventure littéraire caritative. On y voit de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel 🤩. C’est un réel plaisir de vous lire, toutes, et de voir vos styles s’accorder à merveille. Joyeuse Symphonie des sens. Let it be 💕

  3. Karchoute dit:

    Marguerite nous emporte dans un tourbillon d’inquiétude, d’amour, de sens, de réconciliation, de renaissance…
    Encore une fois, un chapitre mené de main de maître(sse), qui fait ressurgir les questions sur l’ennemi de Noël !

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