18 décembre 2024 (Axelle Law)

Axelle Law - Calendrier de l'Avent

Mystère et boule de neige

Tirant sur la manche de son manteau, Christy scruta sa montre. À peine eut-elle le temps de constater l’heure qu’une voix retentit dans son dos :

— Je suis là ! Je suis là !

Les cheveux en bataille, Reine posa les mains sur ses genoux et tenta de maîtriser sa respiration.

— Je ne… suis pas… en retard, affirma-t-elle par saccades.

— Si, tu l’es, contredit Christy sans la moindre pitié. De 2 minutes et 32 secondes précisément.

L’air outré de son apprentie face à si peu de scrupules lui arracha un petit rire moqueur. L’elfe savait désormais à quel point cette formation tenait à cœur à la jeune noëlfienne. Celle-ci avait démontré à maintes reprises sa motivation et sa presque ponctualité. Cependant, la spontanéité et l’expressivité semblaient être les mots-clés pour la définir, ce qui la rendait touchante… et donnait à Christy une étrange envie de la taquiner. Néanmoins, cette dernière réprima cette pulsion peu habituelle tout en veillant à ne pas s’interroger sur le sujet.

— Pour ma défense, lança la retardataire avec un souffle enfin régulier, ma mère est entrée dans une folie culinaire. Sans Rennes-Gourmets avec moi, j’ai été obligé d’entamer une longue marche digestive et, avant de m’en rendre compte, je me suis retrouvée au total opposé de notre point de rendez-vous.

— Une folie culinaire ? répéta la Commandante en cheffe des lutins, interloquée.

L’aspirante mère Noël brassa l’air de sa main.

— Quand ma mère a besoin de libérer son anxiété ou d’exprimer son bonheur, elle se jette tête baissée dans la cuisine, expliqua-t-elle, le sourire discret. Résultat, pour le petit-déjeuner, je me suis retrouvée avec des cinnamon rolls, des gaufres, de la brioche perdue au caramel beurre salé, des bretzels au sucre, des pains d’épices de toutes sortes et de toutes formes, des streusels aux myrtilles, des cupcakes, du chocolat chaud aux épices douces, et j’en passe !

Sourcils haussés, Christy était impressionnée par cette liste de mets digne d’un stand sur un marché de Noël.

— Pour quelle raison ta mère serait-elle entrée dans cette folie culinaire ?

— C’est difficile à dire, avoua Reine, la mine songeuse. Depuis deux jours, elle est… différente. À la mort de mon père, sa lumière – son étincelle de vie – s’est amenuisée. Mais, à présent, elle paraît moins écrasée par le poids du deuil.

Un sourire naquit sur ses lèvres. L’idée que sa mère aille moralement mieux lui ravissait le cœur.

— Pourtant, j’ai le sentiment qu’une certaine tension l’habite encore, ajouta Reine, la voix un peu peinée.

À sa surprise, son interlocutrice lui donna un léger coup d’épaule.

— C’est une mère, rappela Christy. Et, comme toutes les mères, elle s’inquiète probablement pour toi.

Cet argument parut convaincre la fille de Carol, dont les muscles se détendirent quelque peu.

— Bon, à mon avis, l’entraînement de ce matin va t’aider à digérer ce festin de Noël, termina la Commandante en ouvrant la marche.

— Pas de cours de langues, aujourd’hui ? interrogea sa disciple avec un ravissement à peine feint.

— J’ai conscience de l’importance de cette épreuve, mais tu as eu raison hier de me rappeler qu’il ne fallait pas passer à côté de l’essentiel.

Curieuse de découvrir les activités du jour, Reine la suivit. Elles longèrent les ateliers et usines appartenant aux lutins afin d’atteindre un large terrain vague drapé d’une épaisse couche de neige. À chacun de leurs pas, leurs bottes s’enfonçaient et disparaissaient dans la poudreuse. Puis elles s’arrêtèrent en plein milieu de ce désert blanc.

Bras croisés, Christy fit volte-face.

— Que sais-tu du Grinch ?

Un peu sur la défensive, Reine fronça les sourcils.

— C’est une créature velue et solitaire créée par Theodor Seuss Geisel dans le livre Le grincheux qui voulait gâcher Noël, paru en 1957. Par la suite, il y a eu plusieurs adaptations cinématographiques, à commencer par le film d’animation de 1966, où Boris Karloff prête sa voix au Grinch. Et, en l’an 2000, c’est…

— Tout doux, Noëlpédia, l’interrompit son instructrice avant de soupirer. Tu n’es pas devant le Conseil, ceci n’est pas un test. Je ne te demande pas d’être aussi spécifique, simplement de m’expliquer ce qu’est le Grinch.

— Un vieux grincheux détestant Noël et prêt à tout pour le gâcher ?

Christy acquiesça.

— Certains l’ont peut-être oublié, mais le personnage du Grinch est inspiré d’un vieil elfe ayant réellement existé, ajouta-t-elle. Cette histoire remonte à si loin que, petit à petit, son nom s’est effacé au profit du personnage fictif.

Son élève hocha la tête, guère étonnée par cette révélation. Le coin des lèvres de la mentore se souleva avec une pointe de fierté. Reine était maline. Au-delà du fait d’apprécier Noël, elle le connaissait sur le bout des doigts ou presque. Malgré ses premiers a priori, Christy était de plus en plus convaincue d’avoir face à elle la digne successeure du père Noël.

— Là où je veux en venir, reprit-elle sobrement, c’est que, quelle que soit l’origine du Grinch, il est devenu un symbole. Pour les humains, il est question d’une critique du consumérisme. Pour les noëliens, les elfes, les lutins et les autres créatures vivant pour la fête hivernale, il s’agit de s’opposer à Noël et de remettre en cause les traditions, nos traditions.

— Comme Merry… laissa échapper Reine.

La plus âgée des deux femmes encaissa la remarque.

— Oui, comme Merry, concéda-t-elle à voix basse.

Se rendant compte du changement d’humeur chez sa formatrice, Reine sentit le besoin de lui remonter le moral. L’esprit en ébullition, elle chercha quoi dire ou quoi faire dans le but de modifier l’atmosphère. Tandis qu’elle se trifouillait les méninges, un choc la ramena à la réalité. Ou plutôt, une boule de neige plantée au-dessus de sa poitrine.

Bras écartés, Reine constata les dégâts de cette attaque en traître.

— Très mature, releva-t-elle, l’air faussement sévère.

— Je suis de ton avis, confirma Christy sans une once de culpabilité. Ne t’inquiète pas, tu auras l’occasion de le faire remarquer aux grinchs que tu croiseras.

La noëlfienne ouvrit la bouche afin de rétorquer, mais le sifflement de son enseignante la prit de court. L’instant d’après, des dizaines de têtes sortirent de sous la neige. Plusieurs lutins – les mines un peu trop enjouées, selon Reine – l’encerclaient. Il s’agissait clairement d’une embuscade !

— Sache que, si tu venais à faire la tournée du père Noël, des opposants risquent de vouloir te mettre des bâtons dans les roues, avertit Christy en haussant les épaules. Ou, plus concrètement, des boules de neige dans la figure.

Sans crier gare, une pluie de missiles hivernaux s’abattit sur la jeune apprenante. N’ayant aucun moyen de se défendre, cette dernière s’accroupit et se protégea la tête de ses bras. Elle souhaitait répliquer. Malheureusement, ses mains étaient bien trop occupées à servir de bouclier.

— Crois-moi, si tu gagnes les épreuves – ce dont je ne doute pas –, Merry saisira cette occasion pour se venger, annonça l’elfe, agacée. Elle est du genre mauvaise perdante. Elle cherchera à te dégommer par tous les moyens.

— On ne peut pas interdire aux grinchs d’attaquer durant la tournée ? questionna la victime, petit à petit ensevelie sous la poudreuse blanche.

— Le Conseil a tranché sur ce problème il y a des centaines d’années. Il est préférable de leur accorder ce droit plutôt que de les pousser à opter pour un acte de rébellion plus dangereux.

— C’est bien mignon, tout ça, mais comment je fais, moi ?

Les gloussements des lutins réchauffaient le terrain. Pour cet exercice, ils mettaient du cœur à l’ouvrage.

— En tant que noëlienne, même à moitié, tu possèdes une affinité avec la neige, informa la Commandante, pas près de lever le petit doigt. Ressens-la… et maîtrise-la.

— Et si tu me disais quelque chose de vraiment utile pour une fois ?

— C’est à prendre ou à laisser.

— Tes méthodes pédagogiques sont franchement discutables.

Les projectiles arrivaient de tous les côtés, ne lui octroyant aucun répit. Pourtant, loin de lâcher l’affaire, Reine s’attelait à trouver une solution. Sous les feux hivernaux, elle testa diverses tentatives, tantôt levant les mains, ce qui lui valut une salve de neige en pleine face, tantôt secouant ses doigts dans l’espoir d’invoquer une quelconque entité mystique. Un échec, encore.

Allez, concentre-toi, l’encouragea intérieurement Christy. Fais le vide dans ton esprit, aperçois ce ténu fil magique…

À bout d’idées, Reine finit par libérer un cri de frustration. Digne d’un monstre des montagnes, elle se mit à pourchasser ses assaillants. Les petites créatures, très agiles, n’avaient aucun mal à se dérober et à s’enfuir sous les éclats de rire.

Bon, j’admets, il n’est pas aisé de faire le vide dans son esprit quand une dizaine de démons miniatures compliquent les choses.

Face à ce spectacle ridicule qui aurait dû l’exaspérer, Christy se surprit à secouer la tête avec amusement. Son geste ne passa pas inaperçu auprès de son apprentie, puisque celle-ci se tourna.

— C’est moi ou tu te délectes un peu trop de mon triste sort ?

— Une délectation purement pédagogique, sois-en assurée.

Reine eut juste le temps de tirer la langue avant de distinguer un nouveau projectile dans sa direction. Par réflexe, elle tendit la main dans le vain espoir de le repousser. Contre toute attente, la boule de neige dévia et s’écrasa sur le sol. Les yeux écarquillés, la potentielle mère Noël scruta ses paumes. Puis, comme si une révélation venait de la frapper, elle réitéra son geste sur le missile hivernal suivant. Encore et encore. Elle arrivait à tous les désaxer de leur trajectoire ! Mieux, après quelques essais, elle parvenait même à les renvoyer en pleine figure à leur expéditeur !

À présent, c’était au tour des lutins d’émettre des cris d’indignation. Les jurons et les rires se mêlèrent dans une cacophonie joyeuse. Les boules de neige fusaient de toute part, obligeant chaque camp à être en mouvement. Bientôt, il devint difficile de toucher Reine, voire impossible. Avec une aisance récemment acquise, elle se défendait et attaquait.

En retrait du champ de bataille, Christy l’observait. Elle avait déjà remarqué la manière dont la fille de l’ancien père Noël apprenait vite. Tout semblait lui venir naturellement ; c’était inné chez elle. À la regarder, manipuler la neige paraissait aisé. Son affinité avec l’élément glacial était au-dessus de la moyenne d’un noëlien. Qu’elle puisse non seulement bloquer les projectiles en flocons, mais également les renvoyer était un exploit en soi. Dans les légendes, on racontait que leurs ancêtres avaient été capables de provoquer ou d’arrêter une tempête de neige. Malheureusement, au fil des générations, cette magie s’était amenuisée et était devenue quasi anodine.

Un élan de fierté gagna Christy alors qu’elle constatait les progrès de sa protégée. Celle-ci ne cessait de l’impressionner entraînement après entraînement. Et, il fallait l’avouer, la Commandante n’y était pas toujours allée avec le dos de la cuillère. Voyant à quel point Reine se révélait être une étonnante surprise dans bien des domaines, elle ne put empêcher un sourire de fleurir sur ses lèvres. Sincère. Attendri.

Durant une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent. Puis, pour une raison qui échappa à Christy, Reine se pétrifia sur place. Ce temps d’arrêt lui coûta cher, car ses opposants n’hésitèrent pas à exploiter cette ouverture. Une avalanche de neige s’abattit sur leur pauvre victime.

Douée, mais si facilement distraite, s’exaspéra Christy en secouant la tête.

— Reste concentrée, lui intima-t-elle d’un ton réprobateur.

— À qui la faute ? grommela Reine, la voix quasi imperceptible.

Les yeux plissés, l’instructrice peina à saisir le marmonnement. Toutefois, son attention fut détournée de sa camarade lorsqu’un regard lui piqua la nuque. Par instinct, elle examina les alentours afin de dénicher l’origine de son malaise. Pourtant, seuls les épicéas et les bâtiments au loin s’élevaient dans les environs. Probablement une fausse alerte, songea l’elfe, peu convaincue. La sensation d’être observée persistait dans son esprit. Toutefois, celle-ci s’évapora dès l’instant où Christy sentit un impact contre sa cuisse gauche. Inutile d’investiguer le lieu de l’incident pour deviner ce qui venait de percuter le bas de son manteau.

Lentement, Christy se retourna. En face d’elle, le monde paraissait s’être figé dans le marbre et le silence. Tous les yeux étaient fixés dans sa direction. Puis, d’un geste synchrone, des dizaines de minuscules doigts pointèrent la même cible : Reine.

— Bonjour, la solidarité ! s’exclama la désignée coupable, scandalisée.

Alors qu’elle s’apprêtait à leur donner des noms d’oiseau, les lutins s’enfoncèrent dans la neige. Telles des taupes, ils formèrent des sillons dans la poudreuse, traces de leur fuite à travers le terrain.

— Revenez, bande de lâ…

Reine se paralysa en remarquant que son futur bourreau s’était rapproché. Dangereusement rapproché. Christy avançait d’une démarche calme, celle d’une prédatrice sachant sa proie dans l’incapacité de lui échapper.

— Je peux tout t’expliquer, plaida la condamnée, mains levées en signe de défense. C’est un malencontreux accident. Un coup de vent a fait dévier la boule de neige.

— Tu es une bien piètre menteuse.

— Allons… Nous pouvons discuter comme deux personnes civilisées et pacifistes, renchérit Reine en accentuant avec force le dernier mot.

Tandis que l’elfe approchait avec un air peu rassurant, un bip retentit et la coupa dans son élan.

Sauvée par le gong. Christy ne saurait dire si, oui ou non, elle était déçue par ce rappel à l’ordre. D’un geste mécanique, elle appuya sur sa montre afin de faire taire l’alarme. En relevant le nez, elle vit le soleil débuter sa longue descente derrière l’horizon. En cette période de décembre, la lumière du jour ne s’obstinait jamais plus de trois ou quatre misérables heures dans le ciel.

— J’ai des dossiers et des rapports à remplir, annonça Christy une fois face à son interlocutrice. Rentre te changer et mange un morceau si ton estomac s’en sent capable. On se retrouve à 15 heures pour ton second entraînement de la journée.

— Qui aurait cru que ta ponctualité finirait par me sauver la vie ? badina la rescapée, la main sur la poitrine.

— Plaît-il ?

— J’ai dit : « Oui, Cheffe ! » se corrigea Reine avec un salut militaire.

Alors que Christy hésitait entre torturer encore un peu sa disciple et suivre le cours de son planning, un sentiment de danger imminent la submergea. Instinctivement, elle serra sa camarade contre elle, cherchant à la protéger avec son propre corps. Elle les entraîna plusieurs pas sur le côté au moment où une énorme boule de neige s’écrasa sur leur ancien emplacement.

— Hé, on ne m’avait pas dit que les lutins étaient d’aussi mauvais perdants ! s’offusqua Reine, le cœur palpitant sous le choc.

Sa protectrice ne releva pas le commentaire, focalisée sur le projectile géant.

Non, ce ne sont pas les lutins…

D’un simple regard, elle devinait l’épaisse glace dissimulée sous la couche de poudreuse blanche. La collision aurait pu provoquer de graves blessures, voire la mort. À l’idée que Reine ait couru un tel risque, Christy sentit son sang bouillir de colère. Elle éprouva le besoin urgent d’anéantir toutes les menaces potentielles.

À nouveau, elle balaya la zone des yeux, plus que jamais désireuse de dénicher le ou la coupable. Toutefois, sans réelle surprise, elle ne découvrit personne aux alentours. L’individu à l’origine de ce méfait avait probablement déjà pris la fuite.

Soudain, Reine se racla la gorge.

— Je te remercie pour cet incroyable sauvetage digne des plus grands films d’action de Noël, mais… je crois que tu peux me libérer maintenant…

Revenant à elle, Christy ne s’était pas aperçu que sa protégée, l’air gêné, se trouvait encore dans ses bras. En constatant les joues très rosées de cette dernière, un rougissement la gagna à son tour. D’un geste plus vif qu’elle ne l’aurait voulu, la Commandante en cheffe des lutins s’écarta. Cette réaction ne fit qu’accentuer les malaises entre les deux femmes.

— Heu… je crois que je dois aller manger ou un truc comme ça, marmonna Reine, qui se triturait nerveusement les mains.

Veillant à éviter le moindre contact visuel, elle fit volte-face et partit en direction des habitations. Christy ne pouvait détacher les yeux d’elle, tout comme elle ne pouvait ignorer la chaleur dans sa poitrine. Cependant, une fois de plus, elle décida de ne pas s’interroger sur la signification de ce phénomène.

N’oublie pas que tu as des dossiers et des rapports à remplir… et, surtout, un malfaiteur à dénicher.

***

— Es-tu sûre de toi ? Genre : vraiment sûre de toi ?

La mine inquiète, Reine jeta un coup d’œil à Christy, qui déposait leur unique lanterne à leurs pieds. Elles se tenaient à l’orée d’une forêt de conifères, sous un ciel sombre et… sur un putain de traîneau ! cria intérieurement la noëlfienne avec un début de panique. À l’avant, neuf rennes étaient sur le qui-vive, prêts à s’élancer dès qu’on leur en donnerait l’autorisation. Quant à l’arrière, une immense hotte y avait été déposée.

Une fois montée sur l’attelage, Reine se vit confier les rênes tandis que sa copilote s’installa sur le banc. Puis celle-ci arqua un sourcil, l’air de sous-entendre : « Qu’est-ce que tu attends ? »

Face à l’immobilité de son élève, Christy lâcha un soupir.

— Tu as bien réussi le test du simulateur de traîneau, non ? Alors, où est le problème ?

— Est-ce que le risque d’un accident mortel est un assez gros problème pour toi ?

Apparemment, ce n’était pas un argument de poids pour l’instructrice, qui se contenta de hausser une épaule.

— Tu préférerais effectuer ton baptême de l’air le soir même de Noël ? Rien ne vaut la véritable pratique dans le monde réel.

OK, là, elle marque un point. Malgré tout, Reine tenta une dernière protestation :

— Je croyais qu’il ne fallait pas fatiguer les rennes avant le jour J.

— Ces rennes-là ne sont pas ceux sélectionnés pour la nuit du 25. Ils se sont tous portés volontaires, que ce soit pour s’entraîner afin de concourir l’année prochaine ou encore pour avoir le plaisir de s’égailler dans le ciel. D’autres remarques ?

L’intéressée se mordit la lèvre inférieure, devinant, au regard glacial de sa formatrice, qu’elle ferait mieux de ne rien ajouter. Elle se positionna au centre du traîneau, droite comme un I. Bien sûr, elle pouvait s’asseoir aux côtés de sa passagère, mais elle se sentait trop nerveuse pour se permettre une posture aussi décontractée. Et puis, plus Reine garderait ses distances avec l’elfe, plus elle resterait concentrée. Une certaine bataille de boules de neige le lui avait enseigné.

Après une longue inspiration, l’apprentie resserra sa prise sur les rênes. D’un geste déterminé, bien qu’un peu fébrile, elle lança les cervidés au galop. Rapidement, le véhicule se mit en branle et gagna en vitesse. Une traînée de poudre étoilée se dessina sur les traces des patins, décorant la nuit sans lune de son éclat. Très vite, Reine retrouva les réflexes acquis lors de la simulation. Sans la moindre hésitation, elle ordonna aux ruminants d’entamer leur ascension. La montée dans les airs lui donna le vertige, mais pas de façon négative, au contraire. La sensation était grisante, voire euphorisante. En quelques secondes, l’attelage atteignit la pointe des arbres et perça le ciel nocturne.

Le regard émerveillé, Reine savoura le moment. Elle s’était régalée durant la séance de simulation de traîneau, mais ce n’était rien en comparaison de ce qu’elle vivait en cet instant précis. Je vais avoir des crampes à force de sourire comme une idiote, songea la jeune pilote, incapable de restreindre sa joie. Le vent froid fouettait son visage et rougissait ses joues. Elle n’en avait cure.

— Et un cadeau à la mer.

Un paquet magnifiquement emballé passa dans le champ de vision de l’aspirante mère Noël avant de chuter dans le néant. Stupéfaite, elle dévisagea la coupable de cette perte. Coupable qui la toisait en retour, un second présent en équilibre sur le plat de sa main.

— Pourquoi compliques-tu toujours les choses ? gémit Reine, mi-amusée, mi-désabusée.

— Il faut bien que je te prépare à toutes les éventualités, sinon je ne mériterais pas mon titre de Commandante en cheffe, argua Christy d’un ton professoral. N’oublie pas : chaque cadeau égaré, c’est un cœur d’enfant brisé en mille morceaux.

— Es-tu obligée d’être aussi dramatique ?

Même si, en toute honnêteté, l’idée de perdre le cadeau tant convoité d’un enfant l’horrifiait. Rien que d’imaginer la déception de celui-ci, un pic à glace lui transperça la poitrine.

Comme si Christy avait deviné ses pensées, un sourire narquois étira ses lèvres au moment où elle laissa le paquet glisser par-dessus bord. Bien que subjuguée par cette bouche malicieuse, Reine réagit promptement. Sous le banc, elle attrapa un filet. Puis, se penchant vers le bord du traîneau, elle le jeta en direction de sa cible. Les cordes se mirent à scintiller d’une lueur dorée et se déployèrent autour de l’objet en chute. La seconde suivante, le cadeau était piégé.

Cette petite astuce, le père de Reine la lui avait apprise des années plus tôt. Dans les rares occasions où quelque chose tombait durant la tournée de Noël, ce filet magique permettait de le repêcher en un claquement de doigts.

Fière de sa prise, la novice toisa sa copilote et redressa le menton afin de la narguer. Sa supérieure leva un sourcil impressionné, mais peu étonné. Elle aurait dû se douter que son élève avait eu vent de cet accessoire indispensable. Toutefois, l’air bravache de celle-ci se mua en grimace dès qu’un fracas retentit. Le cadeau emmailloté était entré en collision avec un arbre.

L’expression épouvantée de sa disciple arracha un rire à Christy. Face à ce son inattendu, les joues frigorifiées de Reine se réchauffèrent. À vrai dire, elle s’était plutôt préparée à des réprimandes, mais ce n’était pas pour lui déplaire.

— Un bouclier magique protège tout ce qui se trouve à l’intérieur du filet, la rassura sa formatrice en reprenant contenance. Par contre, tu devrais éviter ce genre d’accident afin de ne pas attirer l’attention et de ne pas réveiller les humains.

Son interlocutrice acquiesça tandis qu’elle remontait le paquet dans le véhicule.

— Bien, commença Christy en se redressant. Il est temps de passer aux choses sérieuses.

Rapidement, Reine comprit ce que « passer aux choses sérieuses » signifiait. En suivant les instructions de sa tutrice, elle dut zigzaguer entre les conifères à haute vitesse et récupérer des dizaines de cadeaux échappées de la hotte. L’exercice était ardu ; il requérait une concentration extrême. Sa capacité à gérer une double tâche se retrouvait mise à rude épreuve. Pourtant, la gaieté restait imprimée sur son visage. Combien de temps s’était-il écoulé depuis leur décollage ? Une heure ? Deux heures ? La jeune pilote avait perdu le compte.

À la fin, d’un geste désignant le ciel, Christy lui intima de gagner de l’altitude. Une fois au-dessus de la forêt, elle prit les rênes en main. Délestée de son rôle de conductrice, Reine sentit un tremblement dans ses jambes. L’adrénaline refluant de son sang, son corps sembla soudain fébrile et l’obligea à s’asseoir. Son sourire, quant à lui, avait conservé sa vigueur.

Au grand étonnement de la noëlfienne, la Commandante s’installa à ses côtés. Ses yeux allèrent des cervidés à la personne censée les diriger.

— Détends-toi, railla l’elfe. Les rennes savent ce qu’ils font. Un pilotage automatique, d’une certaine manière.

— Il existe un pilote auto ? Et on ne me l’apprend que maintenant ?

— Uniquement pour les zones dégagées, autrement dit, lorsque tu te trouves au-dessus de tout obstacle.

Reine voulut poser d’autres questions, mais elle s’interrompit en voyant Christy sortir un sac de sous le banc.

— Cela te dirait-il de te réchauffer un peu ? suggéra cette dernière après avoir dégainé un Thermos et deux gobelets.

Une fois le bouchon dévissé, une odeur de sucre et d’épices s’en évada.

— Du vin chaud, sérieusement ? se moqua Reine, les yeux plissés. Sais-tu qu’il est illégal de consommer de l’alcool au volant ? Ou, en l’occurrence, « aux rênes » ?

— Pas si l’on respecte une certaine dose, contra la dirigeante des lutins, versant le liquide brûlant dans un premier récipient. Mais je ne vais pas te forcer…

— Si, j’en veux !

Sous les ricanements de sa voisine, Reine engloba la tasse en plastique de ses mains gelées. Elle n’avait pas un amour fou pour le vin chaud, comme c’était le cas pour le chocolat aux épices, mais, de temps à autre, elle appréciait le goût de ce breuvage. Surtout qu’avec le vent et la température basse, un peu de chaleur n’était pas de refus.

Assises côte à côte, leurs épaules se frôlant par intermittence, les deux femmes se murèrent dans un silence confortable. Elles se tinrent ainsi compagnie durant de longues minutes, à savourer cette étrange intimité ne requérant aucun mot. Puis, soudain, le ciel parut s’embraser.

— Oh, va te faire voir, Rada, pesta Christy à voix basse.

Même si ces propos attisaient la curiosité de Reine, toute l’attention de celle-ci était portée sur les voiles de couleur bleu et vert qui dansaient au-dessus d’elles. Le spectacle cosmique se révélait à couper le souffle. Des aurores boréales, elle en avait vu des centaines. Pourtant, elle ressentait toujours l’émerveillement des premières fois. De plus, il était assez rare de pouvoir assister à cet événement féerique, car les nuages gris étaient légion à cette époque de l’année. La chance leur souriait.

Happée par la voûte céleste, l’aspirante mère Noël s’enfonça au fond de son siège. Elle se rendit compte que son bras et celui de sa mentore s’appuyaient franchement l’un contre l’autre désormais. Un contact qu’elle ne désirait briser sous aucun prétexte, pas tant que Christy l’autorisait. Irrémédiablement, les yeux corbeau remontèrent le long de la fine mâchoire de l’elfe jusqu’à atteindre son regard. Comme souvent, la Commandante arborait une expression neutre, où il était difficile de deviner ses réflexions.

Je donnerai cher pour savoir ce qui se trame dans son esprit.

— Si tu as une question à me poser, fais-le, s’exaspéra Christy sans la toiser.

— Comment…

— Tu penses trop fort.

Rougissant d’être aussi transparente, Reine détourna la tête. Malgré tout, elle osa se lancer :

— Je me demandais… à quoi tu penses ?

L’elfe choisit ce moment pour avaler une lente gorgée de son vin aux épices. Son mutisme s’étira longuement, à tel point que Reine douta de recevoir une réponse.

— À rien, confessa Christy.

Devant l’air dépité de Reine, elle ne put réprimer un rire.

— Ne le prends pas comme ça, la taquina-t-elle avant d’afficher un sourire mêlant tendresse et tristesse. En général, ma tête est remplie de pensées peu joyeuses, pleines de regrets…

Le cœur de la novice se serra à cette confidence. Elle devinait aisément quel genre de regrets devaient tourmenter son amie.

— Mais, quand je suis en ta compagnie, continua Christy en reportant le regard vers les couleurs du ciel, c’est comme si un souffle chaud les balayait toutes. Alors, oui, je ne pense à rien et c’est… apaisant.

Peu certaine de savoir comment interpréter ces mots, Reine déglutit avec difficulté. Son rythme cardiaque avait commencé à s’accélérer et son corps semblait grimper en température. On se calme ! s’insurgea-t-elle intérieurement face à la réaction de son métabolisme. Si ça se trouve, je suis exaspérante au point de lui flanquer des migraines l’empêchant de cogiter, voilà tout. Oui, c’est probablement – sûrement – ça. Ce n’est pas comme si elle…

Brusquement, le traîneau entama un virage sur la gauche. Coupée dans sa réflexion, Reine se sentit glisser le long de la banquette. Son dos heurta le rebord du véhicule et ses mains s’y accrochèrent afin de lui éviter de passer par-dessus. La seconde suivante, un corps se blottit contre le sien. Pétrifiées, les deux femmes se dévisagèrent. Leurs nez s’effleurèrent tandis que leurs souffles s’entrelacèrent.

Alors que le pouls de la noëlfienne avait déjà entamé son échauffement, il se lançait à présent dans un sprint effréné. Chaque battement était assourdissant, tels des tambours étouffant n’importe quel son. La situation ne pouvait pas être pire. Du moins, ce fut ce que songea Reine avant de voir les yeux de Christy descendre furtivement jusqu’à sa bouche. Son cœur trébucha et s’arrêta net.

Les lèvres de la Commandante en cheffe des lutins remuèrent sans que sa voix parvienne aux oreilles de Reine. Celle-ci crut toutefois y lire : « Attention à la chute. » Sans lui laisser le temps de comprendre, une main délicate se posa sur son sternum. Puis la sensation de vertige l’attrapa à la gorge pendant qu’elle voyait l’attelage rétrécir à vue d’œil. Elle était en train de tomber dans le vide.

***

Avec un sang-froid inégalé, Christy jeta le filet magique et rattrapa Reine entre les cordes dorées. À l’entente des divers noms d’oiseau proférés en contrebas, elle ne put réprimer l’esquisse d’un sourire. Toutefois, ce dernier se tarit rapidement pour céder la place à des lèvres pincées. Le corps tendu, l’elfe se redressa et saisit les rênes. Avec autorité, elle ordonna aux rennes de faire demi-tour.

Les sourcils froncés, Christy scruta les conifères au sol avant de relever la tête sur le flanc de la montagne. Ce fut à cet instant qu’elle le vit enfin. Il n’était qu’une silhouette sombre se détachant à peine des ténèbres, mais ses yeux perçants, eux, luisaient. Il ne les lâchait pas du regard, pas une seule seconde.

J’aurais dû m’en douter, gronda Christy, qui devinait avoir affaire au même agresseur que ce matin-là. Le virage violent pris par les cervidés n’était pas un caprice de leur part. S’ils avaient opéré de la sorte, c’était uniquement dans le but d’esquiver l’immense rocher projeté par le yéti. Son objectif était blanc comme la neige : il avait cherché à les abattre. Mais ce n’est pas moi que tu veux, n’est-ce pas ? Raison pour laquelle, sans une once d’hésitation, elle avait mis Reine en sécurité au sein du bouclier magique. Rien ne pourrait la blesser tant qu’elle resterait prisonnière du filet.

— Crois-moi, le risque n’en vaut pas la peine, menaça froidement Christy, certaine que l’abominable homme des neiges pouvait l’entendre, même à cette distance. Quoi qu’on t’ait promis, ce sont des mensonges.

Si un regard avait la capacité de tuer, le monstre géant serait déjà six pieds sous terre. Comme s’il avait conscience du danger planant au-dessus de lui, il recula d’un pas.

— Retourne dans ta montagne et ne remets plus jamais un pied ici, l’admonesta son adversaire d’un ton sans appel.

L’ombre vacilla, incertaine. Finalement, elle s’éloigna avant de se fondre dans l’obscurité.

En constatant son départ, Christy se permit de prendre une longue inspiration et relâcha ses épaules. La tension continuait de voguer entre ses muscles, mais à une plus faible échelle. Dans sa tête, les pensées fusaient à cent à l’heure. Qui avait donc convaincu le yéti de s’attaquer à Reine ? Le Conseil ? Merry ? Qui était assez fou pour arriver à de telles extrémités ? Les questions s’ouvraient sur d’autres questions. À qui pouvait-elle se fier désormais ?

Le début d’une migraine s’annonçait. La jeune femme se massa les tempes afin de s’en prémunir un minimum.

— Par la barbe du père Noël, tu comptes me laisser là pendant combien de temps ? cria une voix au loin.

Rappelée à l’ordre, Christy se pencha par-dessus le rebord. Alors qu’elle apercevait sa captive se débattre comme une forcenée dans sa cage de cordes, une certitude fleurit dans son esprit : il faudrait lui passer sur le corps si l’on voulait nuire à la noëlfienne. Celle-ci ne paraissait pas avoir eu conscience du danger qui l’avait guettée, et sa tutrice veillerait à ce que cela demeure ainsi. Elle doit à tout prix rester concentrée sur ses épreuves.

— Pourquoi as-tu fait une chose pareille ? s’indigna Reine, épuisée de se démener dans le vide.

— Tu connais l’adage, plaisanta Christy, bras croisés. La vengeance est un plat qui se mange froid.

Son interlocutrice se figea, repensant probablement à la bataille de boules de neige.

— J’aurais dû enquêter sur ton signe astrologique. Quelle idiote ! s’écria Reine avec fatalisme. Pour être aussi rancunière, tu dois être Lion. Non, Scorpion !

En guise de réponse, sa tortionnaire éclata de rire.

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Un commentaire sur “18 décembre 2024 (Axelle Law)

  1. Cortin Cecile dit:

    Boules de neige missiles et « putain de traîneau  » ( Merci pour l’hommage à Coluche). Rien n’arrête la chevauchée de nos 2 heroines, pas même le Yéti entêté et manipulé. Bon en-avant dans l’interaction des coeurs.
    Prix de l’excellence pour Axelle qui m’a fait chavirer ( comme d’habitude !) 🤩🤩🤩👩‍🎓👩‍🎓👩‍🎓

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